Bon, sur la nature du « fascisme » qui nous menacerait aujourd’hui, comme beaucoup, j’ai mon opinion. Je suis rompu aux débats, voire discordes estudiantines, livrés entre anfifas, soce-dem’ « républicains » et autres contrebandiers identitaires. Évidemment, je ne prétends ni avoir la science infuse sur le sujet, ni même avoir raison, mais pour faire court, je me rangerai derrière les articles suivants : https://www.monde-diplomatique.fr/2023/09/HALIMI/66074 (pour les abonnés au monde diplomatique); https://www.socialter.fr/article/francois-begaudeau-pas-besoin-du-fascisme, https://www.frustrationmagazine.fr/barrage-extreme-droite/ (pour les autres).

Grosso modo, je considère que le terme « fasciste » est utilisé à tout-va, et trop souvent vidé de sa substance (quels que soient les camps politiques qui l’invoquent, d’ailleurs ; Elisabeth Levy se défendant d’être une fasciste en disant que le terme ne veut rien dire, mais accusant Mélenchon d’en être un, c’est tout un programme !) Les procès d’antifascisme me laissent perplexe, notamment parce que, lorsque ce terme est invoqué, j’ai trop souvent le sentiment que nous passons de la politique à la morale abêtissante, et que l’abstraction s’invite en grande pompe dans une discussion où le souci du réel devrait présider.

L’année dernière, pour en venir à l’objet de cette critique, j’avais manqué les représentations de « Catarina et la beauté de tuer des fascistes ». Je n’avais pu juger la pièce que d’après les retours de certains proches. Une chose revenait toujours : le fameux monologue du fasciste, après que tous les autres personnages aient été tués. Certains en avaient été horrifiés, d’autres avaient plutôt critiqué les réactions du public, huant le personnage et couvrant son discours. Plusieurs de mes connaissances m’ont raconté avoir quitté le spectacle avant la fin, de peur, d’exaspération, ou des deux à la fois. Et quelques-unes ont salué le courage du dramaturge, Tiago Rodrigues, qui aurait « enfin le courage de dénoncer le péril qui nous guette ».

Autant de réactions qui suscitèrent ma curiosité, et m’amenèrent à emprunter le livre de la pièce, lorsque je le trouvai par hasard, hier, dans une bibliothèque. Et donc, après cette introduction sans doute trop longue, voici mon opinion à chaud sur « Catarina et la beauté de tuer des fascistes » :

A la lecture, une première chose me frappa d’emblée, et justifia à mes yeux le fait que la réception de la pièce ait été avant tout idéologique au lieu d’être esthétique (tendance contemporaine que je déplore, même si bien sûr, idéologie et esthétique ont nécessairement partie liée) : c’est que l’œuvre, elle-même, est très explicite à propos de ses enjeux. Les personnages sont relativement génériques, il y a peu d’indications quant au jeu des acteurs, peu d’informations sur la mise en scène, et surtout, les dialogues et les situations sont assez abstraits. En fait, j’ai eu davantage l’impression d’assister à un cours de philosophie ou à un dilemme moral illustré qu’à de la littérature. Si ce que vous aimez, au théâtre, c’est l’incarnation, je vous conseille de passer votre chemin : le fascisme traité n’est pas sérieusement situé, le fait qu’il se déroule au Portugal est superficiellement exploité, la spécificité des activistes antifascistes que nous suivons n’est pas loin de se résumer à un féminisme lui aussi trop général. Lorsqu’il abordait un sujet similaire (à savoir, faut-il recourir à la violence pour mettre hors d’état de nuire des individus violents ?), Albert Camus savait donner davantage de corps aux (non)actes et aux doutes de ses personnages (lire « les Justes »).

Tant qu’à parler d’intellectuels d’après-guerre, on pourra également se tourner vers « les mains sales » de Jean-Paul Sartre, qui savait mettre en scène les dissensus internes d’une faction, et explorait les ambiguïtés morales qui en résultaient pour les pousser à leurs termes. En l’occurrence, alors qu’il passe 75 ans après Sartre et Camus, Tiago Rodrigues ne m’a fait entendre aucun argument original ou puissant, que ce soit du côté des radicaux ou de celui des modérés. Si vous avez fait une soirée avec des antifas et des centristes défenseurs de la « liberté d’expression » qui s’écharpaient sur le sujet, vous ne risquez pas d’apprendre grand-chose de nouveau en lisant la pièce. Ce qui me fait penser qu’elle est perdante sur les deux plans : celui de l’incarnation théâtrale comme celui de l’argumentation pure.

La manière dont le véganisme est abordé m’a confirmé cette impression de didactisme grossier et idéologico-centré : là encore, l’auteur prend un sujet dans l’air du temps et ne le traite que superficiellement. Si vous avez déjà assisté à la confrontation entre une cousine révoltée-progressiste et un tonton bon vivant un peu réac’ sur les bords, je ne vois pas ce que la pièce peut vous apporter sur le sujet ; et ce qu’elle ne gagne pas en réflexion, elle le perd en concret et en spontanéité.

A mon sens, le plus dommage, c’est qu’une fois qu’on a accepté le fait que la pièce est ce qu’elle est et qu’on la prend comme telle, on constate que, même au sein de ce périmètre (anti)esthétique restreint, il y a de nombreux angles morts.

Par exemple, les personnages ne parlent presque pas d’économie ; c’est bien connu, le lien entre problèmes économiques et montée d’autoritarisme et d’identitarisme est aussi inintéressant que négligeable ! Leur conception du danger fasciste est avant tout idéaliste : si le fascisme se développe, c’est parce qu’on le laisse s’exprimer. Là aussi, que dire ? Longtemps, les électeurs du FN/RN (je laisse chacun décider si, oui ou non, ce parti est fasciste, et fais confiance à tous pour comprendre ce que je veux dire par cet exemple) n’osaient même pas donner leur intention de vote par peur de mise à mort sociale, et cette (auto)censure a annihilé la progression du lepénisme, c’est de notoriété publique…

A vrai dire, ce qui me manque, entre autres, dans cette pièce, c’est un personnage qui insuffle un peu de pensée matérialiste à la chose (les quelques citations décontextualisées de Brecht que fait l'oncle ne suffisent pas, elles n'ont rien d'un discours structurellement marxiste). A mon sens, la question à creuser n’est pas « faut-il ou non laisser les fascistes parler ? », mais « comment se fait-il que les discours autoritaires et identitaires trouvent un écho chez de plus en plus de personnes ? ». La dialectique entre capitalisme et fascisme n’est jamais traitée. En somme, une fois que le problème de la liberté d’expression est épuisé, on nous dit que le fascisme monte… parce que le fascisme monte. Et accessoirement, que si on ne tue pas les fascistes, alors ce sont eux qui nous tueront ; mais que quand même, tuer des gens, ce n’est pas très républicain. J’ai connu des pensées plus exhaustives ou plus radicales !

Pour continuer avec les impensés de la pièce, les personnages n’y parlent pas d’immigration. La question de l’étranger, vu comme corrompant de l’intérieur et menaçant de l’extérieur l’ensemble sain et homogène de la population, est pourtant prépondérante au sein de l’idéologie fasciste ; de même qu’elle prend une place de plus en plus importante parmi les thèmes politiques que le système médiatique nous rabâche en permanence.

Bref, vous l’aurez compris, je n’ai pas été convaincu par ce « Catarina et la beauté de tuer des fasciste ». Je terminerai tout de même par deux points plus positifs.

Le premier, c’est le fait de confronter, dans une certaine mesure, les personnages et le public à leur propre fascisme intérieur. A travers l’idée de faire exalter à un personnage la beauté qu’il y a, comme le titre de l’œuvre l’indique, à tuer des fascistes ; trouver de la beauté dans la mort, celle que l’on donne comme celle que l’on est prêt à risquer pour sa cause, n’est-ce pas un des traits du fascisme historique ? Et à travers l’autre idée de demander en amont à certains membres du public de huer le fasciste et d’empêcher le reste de la salle d’entendre la fin de son discours : cette forme de censure fut ressentie comme désagréable par certains. De fait, réduire ses adversaires au silence, c’est une forme d’autorité, laquelle aura toujours une part d’arbitraire (que cela soit valable d’un point de vue utilitariste ou non). Là, j’ai pensé qu’il y avait un peu d’ambivalence intellectuelle et esthétique. Là, j’ai trouvé que le public pouvait ressentir les tensions inhérentes à l’antifascisme, d'une façon proprement théâtrale.

Et le deuxième, c’est le discours du fasciste lui-même. Pour sa longueur, d’une part : déjà, faire parler un personnage pendant treize pages d’affilé, j’ai tendance à voir cela comme un morceau de bravoure, qu’il soit réussi ou pas. Et, d’autre part, parce que, si l’on passe outre les lacunes précédemment mentionnées, les propos du fasciste sont crédibles. L’auteur, malgré ses limites, parvient, dans une certaine mesure, à retranscrire l’état d’esprit des individus qu’il dénonce. L’argumentation déployée n’est pas celle d’une caricature de nazi complètement outrancier : j’ai déjà entendu nombre de personne (récusant d’ailleurs souvent l’appellation de « fascistes ») s’exprimer de manière similaire. Et, si parvenir à retranscrire à peu près fidèlement le discours de ses adversaires n’est certes pas l’Himalaya de la pensée, cela reste assez rare, de nos jours, pour être souligné.

De là à dire que la pièce va permettre à nos contemporains de mieux combattre, ou même comprendre la montée de l'autoritarisme et de l’identitarisme en France et ailleurs, comme certains ont pu le dire, il y a un grand pas que, vous l’aurez deviné, je ne franchirai pas.

GilliattleMalin
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le 8 oct. 2023

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