Tout commence avec des majuscules. On ne sait pas qui parle. L’histoire et le cadre de l’action sont présentés, comme il est fait dans la scène d’exposition shakespearienne. Sauf qu’ici, il n’y a pas de personnage, on ne sait pas qui parle. Pourquoi cette troisième réécriture de Shakespeare (après Macbeth d’après Shakespeare et Hamlet-machine) ? C’est que nous sommes en 1985, et qu’un empire s’écroule ; mais est-ce les Etats-Unis ou l’URSS ? Müller souhaite sans aucun doute la fin des deux. « ROME LA GRANDE PUTAIN DES TRUSTS », comme pour faire plaisir au pouvoir est-allemand qui l’a tant censuré ; mais Müller arrive toujours masqué : son attaque sur le capitalisme américaine est le vernis qui recouvre, suffisamment pour passer à la censure mais pas assez pour être illisible, l’analyse de l’échec cuisant du communisme dans les pays de l’est. La querelle de succession, comme dans Hamlet-machine, est aussi celle qui a eu lieu après la mort de Staline, et celle après la mort de Mao, et celle après la mort de Brejnev, et bientôt celle après la mort de Tito.

Titus Andronicus est la première pièce de Shakespeare, et sa pièce la plus ratée, à tel point que la lecture en est insupportable et ridicule ; T.S. Eliot disait « C’est l’une des pièces les plus stupides que l’on ait jamais écrites ». La pièce est tellement sanglante que cela en est ridicule, on croit à une comédie pleine d’humour noire tellement c’est horrible. Müller reprend la pièce, mais on ne rit plus, car chez Müller la possibilité que l’on puisse rire de l’horreur est elle-même tournée en horreur. Et, dans la pièce de Müller, l’horreur ne nous semble pas risible, parce que cette horreur, il l’a connue : c’est celle de l’Allemagne nazie. Car Rome chutant, c’est les Etats-Unis, l’URSS mais aussi l’Allemagne nazie effacée depuis cinquante ans mais dont la trace est toujours là, dont la violence est toujours, dans l’univers que Müller analyse explicitement comme « les ruines de l’Europe ». Müller met sans cesse dos à dos capitalisme et communisme, mais aussi communisme et nazisme, capitalisme et nazisme (ce qui est très explicite dans Germania Mort à Berlin). Müller est l’homme de la déconstruction, ce qui fait qu’on l’a souvent un peu trop vite associée à une idéologie anarchiste ; mais Müller n’appelle pas de ses vœux la déconstruction, il la constate, il constate son inéluctabilité.

Heiner Müller est le seul vrai décadent. Les décadences de Huysmans ou Mallarmé ne sont que de vagues psychologismes affectés à côté de la décadence müllerienne. Müller voit la chute de tout, « le pas cadencé de la putréfaction » comme il est dit dans Hamlet-machine, la chute des empires coloniaux, des totalitarismes, des libéralismes, des démocraties, de l’Europe, des civilisations, de l’humain. C’est pour cela qu’il reprend une pièce sur la chute de Rome : il vit lui aussi une chute, mais une chute plus totale, car ce sont toutes les Rome qui s’effondrent. Et il nous fait jouir de cette chute, il nous y transporte, fait varier les mondes, nous plonge dans l’incertitude la plus totale, dans un déluge littéraire qui est l’essence même de l’œuvre de Müller : ce jeu sur le mystère, la déconstruction, le vers serré et poussé au bout de ses possibilités, les phrases brisées, les majuscules qui fondent une nouvelle brisure dans le texte.

Souvent, on ne sait pas si les majuscules insérées sont des didascalies ou des répliques personnages. On imagine très bien une voix-off, ou un chœur tragique, ou alors les personnages pourraient les dire, commentant ainsi leur propre action. Car les personnages sont les artisans de leur tragédie, ils ne sont pas mus par le destin, ni même par la fatalité de l’histoire : ce sont eux qui vont à la décadence, tout comme nous, modernes, nous allons dans le mur en sachant très bien que nous y allons, mais sans pouvoir nous réfréner. Les majuscules, comme le chœur ancien, opèrent un commentaire du texte shakespearien ; le sous-titre de la pièce est bien Un Commentaire de Shakespeare. Les majuscules dévoilent la machine shakespearienne se mettant à l’œuvre, elle accentue les traits, la sexualité (l’anatomie est aussi celle du Maure, du Noir qui excite tous les fantasmes ; celle de Lavinia violée ; celle des fils de Tamora qui finiront en poudre ; celle de Tamora qui finira dévorée par les chiens), la violence, l’inceste, la décadence, le rapport à la modernité.

Heiner Müller nous offre un nouveau déluge, assez semblable à son Philoctète, non pas dans la déconstruction totale et sibylline comme dans Hamlet-machine (œuvre singulière entre toutes, son chef-d’œuvre absolu), mais dans un travail lent de réécriture qui laisse entrevoir l’histoire, qui garde une narration (on ne peut pas avec cette pièce la classer parmi la catégorie fourre-tout des « dramaturges postdramatiques ». Tout l’intérêt de la pièce est dans le ramassage des vers, qui enserre le texte Shakespearien dans une poésie nouvelle, et les commentaires en majuscule, qui font éclater le drame pour en montrer la portée historique et éternelle. Œuvre de maître, à n’en pas douter.

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le 23 mai 2014

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