2666
8.2
2666

livre de Roberto Bolaño (2004)


 Prophétique, Les Détectives sauvages l'introduisait déjà : en 2600 et quelques, c'est là que la fureur du monde sera à son comble. De bien des façons, 2666 hérite de ce roman qui lui précède ; la rencontre des intertextes est jubilatoire.



 2666 brosse la rencontre de quatre universitaires dont les récents travaux colportent l'oeuvre d'un écrivain allemand inconnu au bataillon, Benno von Archimboldi. Décidés à le retrouver, ils partent sur ses traces dans le désert Mexicain, à Santa Teresa, lieu tristement célèbre où des centaines de femmes sont retrouvées assassinées et violées depuis les années 1970. Santa Teresa devient peu à peu le point de convergence pour les personnages des cinq chapitres, quoiqu'au sein d'espaces temporels qui se recoupent rarement. 





 Toute l'intrigue s'égrène au travers de plusieurs figures narratives. Il sera toujours difficile, et le mot est faible, de transcrire fidèlement l'abondance des procédés utilisés par Bolaño, qui injectent un je-ne-sais-quoi de magistral au bouquin. Pour ma part, le must reste le mélange des personnalités méticuleusement construites (Fate, Archimboldi), l'intrigue alimentée en permanence, la prolifération de signes qui font courir la tension : odeurs, rêves limpides ou ambigus, présages. L'impression de foisonnement ne cesse pas, on pourrait épiloguer longuement. 




Je préviens, pour ceux qui craignent que je divulgue des rebondissements, et qui ont bien raison de le penser, qu'une flopée de spoilers va débouler dans les prochains passages.




 Bien que Santa Teresa soit un théâtre « incompréhensible et hostile » pour l'observateur, plus mystérieusement, il est ennuyeux pour Archimboldi. Pour notre part, on est transvasé dans un univers littéraire luxuriant, bouleversant pour tout le monde. Témoins, en vrac : les troubles identitaires de Fate, les malaises et les changements d'apparence de Pelletier et Espinoza, la calamité de crimes qui ne quittent pas le périmètre...



 Le sujet des assassinats, dont les déclinaisons courent sur des centaines de pages, est bien sûr essentiel. Même s'il se donne en même temps des airs anecdotiques. La vie des assassinées se résume, au pis, à un rapport de légiste, au mieux, à un papier nécrologique. Les cadavres, principalement des ouvrières de maquiladoras, sont jetés n'importe comment, fourrés n'importe où, dénués d'importance. Leur vie, une fois achevée, se résume à trois fois rien.



 Et les morts s'entassent, et ça n'intéresse personne. Un reportage sur l'affaire est interdit à Fate, journaliste. Aucun enthousiasme en provenance des quelques plumitifs mexicains, souvent locaux, qui se préoccupent des crimes. Message généra noirâtre : Bolano dépeint l'indifférence du monde face à une abomination qui ne les concerne pas. Impossible de ne pas relier ce cas à celui, toujours actuel et dépourvu de caisse de résonance, de Ciudad Juárez.




 Dans 2666, la traque des assassins en série paraît sans fin. Déjà, parce que les victimes des uns s'entrecroisent avec les victimes des autres. On désespère à dénicher une unité aux assassinats. Ensuite, parce que les pistes sont tout à fait vagues et que, dans la lignée des Détectives sauvages, la vérité et les coupables ne sont jamais vraiment accessibles, sinon ceux qui tuent sans préméditation. De la même façon, Archimboldi ne fait pas d'apparition — tout du moins, pas jusqu'à la dernière partie —, les critiques le cherchent, sans résultat, il est bien là, quelque part, mais reste impalpable ; il reste à distance en même temps qu'il est proche. Pareil pour les auteurs des crimes. Difficile, dans ces conditions, de ne pas connecter les deux affaires.




 Cerise sur le cadavre, la cinquième et dernière partie détruit ce rapprochement. Depuis le départ, le lecteur est en fait projeté dans des fausses pistes. On s'imagine que Klaus Haas n'est nul autre qu'Archimboldi (qui, entre-temps, se voit nominé au Nobel) mais on se vautre sur toute la ligne. L'existence de l'écrivain allemand, dépeinte de façon trépidante, n'a pas de rapport avec les crimes. Et ce malgré le lien de parenté insupportable — moralement, je veux dire — qui le lie à Klaus. Constamment, il faut raisonner, se rappeler, tisser des raccords, parce que l'intrigue virevolte dans toutes les directions. Il faut croire qu'on passe son temps à se méprendre. Klaus paraît innocent dans ces homidices, pourtant l'on ne sera jamais assurés de son innocuité. Quant au mobile criminel, le vide à ce niveau reste cosmique. La traque, tant d'Archimboldi que des auteurs des crimes, est sans réponse. Et évidemment, elle doit le rester.




 En définitive, la leçon est sans doute moins amère que celle des Détectives sauvages : si la littérature ne passe pas toujours à côté de ses génies, elle désespère à les trouver.

Créée

le 1 mars 2012

Modifiée

le 21 juil. 2012

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