[Critique expresse - Avis expédié]


Dans une interview de Hideo Kojima – le créateur de la série Metal Gear – faite dans les années 2000, notre créateur japonais affirmait partager l'opinion de Roger Ebert sur le fait que le jeu vidéo n'était pas un art. Il prenait l'exemple de Shadow of the Colossus en disant que le titre de Fumito Ueda était un bon jeu, mais juste un jeu. Pas une œuvre d'art. L'argument que je retiens était à propos du cheval. Il disait qu'un jeu était un service. Un cheval devait être utilisé comme un cheval dans un jeu. Un ennemi pouvait être vaincu. Un jeu pouvait être gagné. On ne pouvait pas juste en faire l'expérience (comme un film ou un livre) puisque le système de jeu et les règles placent le joueur dans une condition de réussite ou d'échec. Kojima prenait comme contre-exemple un jeu où se trouverait face à un boss qu'on ne pourrait pas vaincre. Où on ne pourrait faire que l'expérience de la frustration. Il disait alors que même un mauvais jeu, un jeu qui n'offrirait pas au public ce qu'il souhaite pourrait être considéré comme une œuvre d'art. Cette affirmation était à mettre en parallèle avec sa création de l'époque Metal Gear Solid 2 qui avait bien un antagoniste imbattable du nom de Fortune qui n'inspirait que frustration au joueur.


Cette déclaration n'est peut-être plus d'actualité douze ans plus tard. Hideo Kojima a sans doute une opinion différente aujourd'hui. Il n'empêche que le jour où j'ai lu cette interview mon opinion sur Shadow of the Colossus a été ébranlé. Effectivement à bien y réfléchir Shadow of the Colossus n'était qu'un jeu d'aventure offrant au joueur ce qu'il venait chercher sans propos derrière.


Le jeu était tombé de mon piédestal. (Remercier Neights aussi pour cela.)


Les années ont passé. Aujourd'hui je vois les choses différemment. Shadow of the Colossus et Metal Gear Solid 2 - s'ils ne sont pas les seuls classiques de la Playstation 2 – représentent pour moi les deux faces d'une même pièce. L'art classique contre l'art post-moderne. Metal Gear Solid 2 est un jeu postmoderne dans son utilisation de la mise en abîme et dans sa dé-construction du quatrième mur pour offrir explicite aux joueurs. Comparé Shadow of the Colossus et Metal Gear Solid 2 c'est comme comparé Le Voyageur contemplant une mer de nuage à la Trahison des images. Le premier est une recherche esthétique avec un sens qui s'interprète quand le second est un exercice de style très conceptuel et cérébral qui pousse le média dans ses derniers retranchements. Dans l'interview de Hideo Kojima, ce que j'en avais compris, c'est qu'il ne légitimait comme art que la seconde catégorie. Je ne suis pas de cet avis tant je trouverai cela injuste pour toutes les œuvres qui ont précédé le post-modernisme artistique.


Shadow of the Colossus est un cas d'école de Design by Substraction, une ode écologique comme les films de Miyazaki, une ré-interprétation des mythes des affrontements épiques à la David contre Goliath et une histoire d'amour raconté avec sobriété. Même avec les critères dit par Kojima, il est difficile de clamer haut et fort que Shadow of the Colossus n'est qu'un produit-service qui s'offre tout entier au joueur. C'est un jeu qui résiste et qui ne cherche pas à offrir qu'un sentiment de satisfaction celui qui le manipule. Vous pensez que vous contrôlerez le jeu aisément ? La Team Ico a fait en sorte qu'un temps de latence persiste dans les contrôles du personnage. On ressent sa lourdeur dans chaque affrontement, à chaque fois que vous vous relevez d'une chute. Vous pensez que le cheval n'est qu'un cheval de jeu vidéo utilisable à loisir ? Agro ne se laissera pas diriger facilement. Toute la maniabilité est là pour vous rappeler que vous contrôlez un humain qui dirige un cheval et non le cheval directement. Vous voulez des affrontements épiques et jouissifs face aux colosses ? Leur mort ne vous offrira aucune satisfaction tant la mise en scène et la musique accentueront la tristesse de la situation.


Shadow of the Colossus est un jeu qui raconte comment un homme amoureux refusant d'accepter la mort de sa bien-aimé s'en va accomplir un désastre écologique en tuant des espèces en voie de disparition. Toute la puissance de Shadow of the Colossus se trouve dans la simplicité - que dis-je pureté - de son approche et de son game design. Si les colosses représentent des énigmes, ils n'offrent que très peu de résistance physique si bien que le joueur est plus dans l'agression unilatérale et le meurtre que dans l'affrontement. Chaque blessure mortelle qu'on leur inflige laisse apparaître un geyser de sang noir évoquant un gisement de pétrole – signe de la catastrophe écologique qu'on produit. Les cieux se trouent au fur et à mesure de notre carnage comme autant de trous (métaphoriques) dans la couche d'ozone. (Bon, je pars un peu en free-style.) En ce sens la facilité des affrontements du jeu participent à cette impression qu'on n'est qu'un humain égocentrique qui provoquent l'extinction d'une dizaine d'espèces pour ses désirs personnels. Cette interprétation à l'époque de la sortie du jeu ne m'était jamais apparu – j'étais trop jeune – ce n'est que maintenant que je comprends toute l'intention du titre au-delà de ses musiques épiques et sa sobriété poétique. Il y a peu encore j'ai appris que Fumito Ueda en grand fan de Grand Theft Auto avait décidé d'axer Shadow of the Colossus autour du thème de l'agression et du meurtre pour offrir un apport supplémentaire à la question de la violence dans les jeux vidéo.


Bon. Tout ça c'est très bien. Mais la ressortie de Shadow of the Colossus en 2018 dans tout ça ?


Bah, je suis mitigé.


Je suis mitigé parce qu'une ressortie implique des questions supplémentaires. Est-ce qu'une refonte graphique de Shadow of the Colossus était nécessaire ? Est-ce qu'un remaster de Shadow of the Colossus doit proposer des changements significatifs au gameplay de Fumito Ueda ? Est-ce que tout ceci c'est pas juste pour repomper notre fric sachant qu'un remaster totalement fidèle à l'original était déjà sorti sur PS3 ? (Les vrais auront ce remaster, le seul qui propose l'expérience original sans les problèmes techniques liées à une PS2 en fin de vie.)


Qu'est-ce qui mérite d'être changé ? Qu'est-ce qui ne doit pas l'être ?


Bref. Toutes ces questions me chagrinent à l'heure où je veux juste vous écrire une chronique expédiée pour travailler sur ma chaîne YouTube et ma critique de The Last Guardian.


Le principal problème de cette refonte graphique est qu'elle peine par moment à conserver l'essence visuel du jeu original. Le visage du héros est révélateur de ce changement. Plus occidentalisé, plus réaliste, alors que le visage du héros sur PS2 laissait imaginer une personne aux traits plus asiatiques comme les visages des personnages de The Last Guardian. De même la colorimétrie, le ton et la lumière ne sont pas identiques à ceux du titre original. Cela peut ressembler à du pinaillage mais cette version Playstation 4 ressemble davantage à une démonstration technique pour un moteur 3D (le genre CryEngine ou une vidéo promotionnelle de Unreal Engine 4) qu'à un véritable jeu avec une direction artistique assumée. Il suffit de comparer la direction artistique de The Last Guardian et de ce Shadow of the Colossus pour voir se faire une idée de la différence entre performance technique et une identité artistique forte. Attention, je ne dis pas que le jeu est moche ou qu'il est creux artistiquement. Les décors sont sublimes, la modélisation des colosses exceptionnelle et les animations ressemblent à ceux du jeu original. Juste qu'en terme d'ambiance et de colorimétrie cette refonte graphique arrive à faire moins bien que le jeu original.


Le point positif qui vient contre-balancer tout ça néanmoins est l'ajout d'un mode photo et de la possibilité de changer à loisir les filtres visuels du jeu. Ce n'est pas en accord avec l'esprit du jeu et cela ressemble plus à un coup marketing pour que les joueurs fassent la promotion du jeu à travers des photos publiés sur Facebook, mais c'est agréable.


Mais Bluepoint ne cherche pas à créer une refonte de Shadow of the Colossus juste pour se prouver qu'ils peuvent restaurer de A à Z un classique de la PS2. Ils veulent faire découvrir classique à une population très hétéroclite de joueurs et espérer qu'ils puissent finir le jeu. (Car nom de dieu cette fin sera à jamais l'une des meilleurs de l'histoire de notre médium.) Alors ils proposent un choix de mode de difficulté en début de partie et un choix de mode contrôle. J'ai tendance à critiquer ce choix de développeur de proposer des modes de difficulté à sélectionner en début de partie (voir ma critique expresse de Nier Automata) mais ce parti pris me semble avoir un sens pour une réédition. J'ai terminé le jeu original six fois et j'imagine bien que beaucoup de personnes l'ont déjà fait aussi. Dans cette situation il est normal de proposer à ceux qui ont une connaissance du jeu le mode de difficulté plus élevé sans devoir finir l'histoire une première fois. De la même manière les gens qui ne jouent pas aux jeux vidéo méritent d'avoir droit à leur mode facile et à des contrôles modernisés. Comme la préface ou les analyses littéraires vendus dans les rééditions de classique, il faut offrir des clés de lecture et certaines aides aux nouveaux publics.


De plus je l'ai déjà dit : la relative facilité de Shadow of the Colossus participe grandement à sa note d'intention. Elle peut surprendre le joueur régulier qui a terminé Dark Souls, Spelunky ou Darkest Dungeon, mais elle est cohérente avec le propos global.


Ce qui en revanche témoigne d'une incompréhension de l’œuvre de Fumito Ueda par Bluepoint Games (vous sentez le ton hautain et dédaigneux, tapez cet homme diantre) c'est l’implémentation des trophées. Je veux dire... Comment dans un jeu où chaque meurtre de boss se conclut par une musique triste*, où chaque affrontement finit par détériorer physiquement et visuellement notre personnage, on peut afficher avec une interface disgracieuse UN PUTAIN DE TROPHÉE QUI NOUS FÉLICITE DE NOTRE ACTION. Merde. Shadow of the Colossus c'est pas Candy Crush. C'est pas le jeu de 15 minutes qui activent tes bas instincts primaires avec des récompenses, des trophées et des scoring à la con. Je veux dire comment on peut jurer à ce point avec l'ambiance globale et le propos du jeu. C'est presque anodin et je suis sûr que les développeurs n'ont pas réfléchi à deux fois à leurs actions. Les trophées sont une norme sur console. On les met sans réfléchir.


(https://www.youtube.com/watch?v=-7UmysdD260&list=PL4619CDF2FD0D8394&index=9)*


Mais vous savez quoi ? Malgré tout ça vaut le coup de le refaire. Même s'il a vieilli sur bien des aspects comme sa structure et sa progression. Même si aujourd'hui on a une vision plus claire des possibilités qu'offrent le langage du jeu vidéo pour délivrer un discours et que par conséquent sa proposition semble quelque peu classique. Même si la version PlayStation 3 est sans doute la plus fidèle à ce jour. Le travail de Bluepoint force le respect à bien des égards. Shadow of the Colossus est un jeu à faire au moins une fois dans sa vie qu'on soit joueur ou non, pas pour comprendre son impact sur les jeux de la génération PS360 et ceux qui ont suivi, non ; juste pour vivre une aventure mémorable et touchante qui se vit par-delà les mots et les visuels.


Putain c'était plus long que prévu.

H_Zinzolin
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le 16 juin 2018

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H_Zinzolin

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