« En rouge et noir, j'exilerai ma peur, j'irai plus haut que ces montagnes de douleur » (Jeanne Mas, 1986)


Soixante-douze heures de jeu. Dont douze heures rien que sur le boss final. Ce qui constitue à peu près 17% de la durée totale de ma partie. Je ne suis pas sûr de bien comprendre pourquoi je me suis obstiné à ce point sur cette poupée russe qui refusait obstinément de mourir, à repousser toujours plus loin les limites de ma patience.


Peut-être parce qu’au fond c’est un peu compliqué de te sentir légitime à donner ton avis sur Sekiro si tu n’as pas terminé Sekiro.


Si tu laisses tomber avant la fin, avant ce boss-mur-de-béton — ou un autre avant, parce que oui, il y en a d’autres avant — après tant d’heures de délicieuse souffrance, forcément, au fond de toi, tu te sens un petit peu dépité, voire totalement furieux, d’avoir investi autant d’énergie et de temps sur un jeu, pour finalement te faire aussi sévèrement fesser par un vieux papi moustachu. Dans ces conditions, comment rester totalement objectif dans ta manière d’appréhender le dernier titre de From Software ?


Donc voilà, moi, ça y est, c’est fait, c’est plié... Je peux donc conclure en toute honnêteté… Quel. Putain. De chef-d’œuvre.


Pourtant je ne suis même pas certain que ce soit mon From Software favori. Je lui ai largement préféré le merveilleusement lovecraftien Bloodborne, dont l’univers gothique et victorien demeure, à mon humble avis, beaucoup plus passionnant que le Japon médéviant de Sekiro. Malgré tout, Shadows Die Twice est peut-être un objet de fascination encore plus puissant que ses prédécesseurs.


D'un point de vue gameplay, le jeu reprend en toute logique de nombreux éléments hérités des Souls. Mais contre toute attente, il en laisse aussi un certain nombre de côté. Notamment tout ce qui pouvait rendre l’expérience moins solitaire : les messages d’entraide des autres joueurs, le mode coopératif en ligne. Tout ça, tu peux faire une croix (d’Ashina mdr) dessus. Tu bloques sur un boss, débrouille-toi tout seul et repars au turbin jusqu’à ce que le moindre pattern, la moindre attaque, le moindre petit mouvement soit imprimé au fer rouge dans ta cervelle de gamer vieillissant. Et si tu cherches de l’aide, prépare toi à compulser moult guides et vidéos Youtube, à échanger sur les réseaux sociaux et les forums avec tes camarades de souffrance (de préférence meilleurs que toi). Le concept d’entraide existe toujours, si tu es connecté aux internets. Mais il n’est plus directement intégré dans le système du jeu. On peut trouver ça un peu dommage, un peu moins élégant, mais il faut bien reconnaître que ni le gameplay, ni le lore ne s’y prêtaient vraiment.


Sekiro est donc un Soulborne radicalisé, et rongé jusqu’à l’os. L’histoire est une fois de plus relativement obscure, mais moins que d’habitude. Il suffit de savoir que tu joues le rôle d’un ninja manchot, armé d’un bras prothétique façon Inspecteur Gadget, qui doit retrouver son maître, un jeune garçon capable de te rendre immortel. Ce dernier a été kidnappé par un clan sur le déclin, qui veut utiliser son pouvoir pour conserver sa souveraineté menacée par l’armée gouvernementale. Le gameplay du jeu quant à lui abandonne quasiment toutes les composantes RPG des Souls et balance entre l’infiltration (vaguement héritée des Tenchu), simple mais assez jouissive grâce au grappin intégré dans ta prothèse qui permet de couvrir de grandes distances horizontales et verticales ; et un système de combat génialissime mais assez complexe, basé sur des mécaniques de contres et de parades, et qui nécessite des réflexes quasi surhumains, puisqu’il faut réussir à anticiper les attaques éclairs de tes opposants pour y réagir de manière appropriée juste avant qu’elles n’atteignent ta hitbox.


Paradoxe de ce gameplay à double facette : ses deux composantes ont tendance un peu à se contredire. L’infiltration te permet d’éviter la confrontation directe avec l’ennemi, que tu peux tuer discrètement en te glissant derrière lui et en appuyant sur un seul bouton. Mais à force de gambader joyeusement dans les niveaux sans vraiment croiser le fer, le joueur se retrouve fort dépourvu lorsqu’il n’a pas d’autres choix que d’affronter directement les adversaires les plus coriaces du jeu... À savoir les boss, et dans une moindre mesure (et encore) les mini-boss. Bien plus nombreux que dans les autres Soulborne, parfois (trop ?) recyclés avec une forme d’humour sadique propre à From Software, ils constituent généralement l’unique moyen d’apprentissage (à la dure) du système de combat, et la principale difficulté, parfois délirante, d’un jeu qui sur d’autres aspects (tutos plus clairs, checkpoints plus rapprochés, sparring partner dans le hub principal, pouvoir de résurrection en nombre limité) n’a pas hésité à mettre un peu d’eau dans son saké.


De cette opposition peut naître une certaine fatigue, lorsqu’après quelques sessions d’exploration relativement fluides, tu te retrouves coincé dans ta progression face à une demi-douzaine de (mini)boss plus ou moins impénétrables. Si j'osais faire une seule critique de fond je dirais que c’est sans doute le prix à payer pour un tel écart avec la formule Souls de base, dont Bloodborne ne représentait au final qu’une minime déviation (lol) : la difficulté est peut-être un peu moins équilibrée que sur les derniers titres de From Software, et la victoire contre certains boss ressemble parfois en partie à une récompense arbitraire, lorsque par exemple la caméra et / ou le verrouillage ne te laissent pas trop souvent tomber au pire moment, ou lorsque ton adversaire te sort en boucle les patterns sur lesquels tu te sens le plus à l’aise. Est-ce que ça retire quoi que ce soit à l’excellence et à la richesse de son gameplay ? Bien sûr que non. Mais si tu veux tenter l’aventure, fais-toi une raison, et habitue-toi déjà à l’idée qu’il y aura peut-être beaucoup plus de colère, de désespoir et de frustration que de moments de pure jouissance.

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le 8 juil. 2019

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Tonton_Paso

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