Trente-deux heures. Il m'aura fallu trente-deux heures pour arriver aux crédits de Sekiro : Shadow Die Twice. Trente-deux heures en deux jours, pour être plus précis. Je viens de vivre une tranche de jeu vidéo comme rarement de ma vie de joueur je ne pense avoir vécu. Alors, comme le Shinobi las de tout ce sang versé, je rengaine mon outil de mort et de destruction. L'occasion de me saisir de ma plume, plus forte que le Kusabimaru, et essayer de déconstruire cette expérience, aussi vaine cette tâche s'annonce-t'elle. J'ai mal aux articulation, je suis épuisé, mais au nirvana, convaincu d'être aujourd'hui une itération de moi-même, plus tempérée et plus affûtée que cette vieille version d'il y a trente-deux heures.


Qu'on se le dise tout de go : Sekiro ne marque pas l'émancipation de From Software de sa philosophie bouddhiste du game design et conserve la volonté de faire progresser son joueur, lui offrir une forme de renaissance. Une renaissance conditionnée par le rejet de l'avidité, la colère et l'ignorance.
Tant que le joueur n'est pas purgé de ces 3 poisons, il est soumis au cycle des renaissances, la prolongation perpétuelle de sa souffrance. Une approche qui trouvait d'ailleurs une pertinence toute particulière quand associée à la cosmogonie de Lovecraft : pour rompre ce cycle, il faut s'éveiller, déchirer le voile de l'illusion ou du songe pour que l'on soit pénétré par la réalité, que l'on accède aux plans de conscience supérieurs.
Cette fois-ci, cette clé de voûte du game design devient littérale. Le joueur meurt puis renaît, toujours épié par une statue de Bouddha, bienveillant et facétieux. Il attend patiemment l’avènement de la bonne réincarnation de son joueur, avant de lui offrir les clés du nirvana. Au vu des premiers retours de certains joueurs sur le jeu, la divinité risque d'attendre certains une éternité. Sekiro est un jeu terriblement exigeant, peut-être même un peu trop.


Cette position sans concession sur la difficulté est d'ailleurs paradoxalement confrontée à une volonté d'écriture et d'accessibilité sans doute exigée par Activision, l'éditeur du soft. Pour la première fois depuis Demon's Souls, le joueur profite de véritables écrans de didacticiel, faisant passer les quelques messages au sol lapidaires pour de mauvais souvenirs. On appréciera la suppression de cette tradition idiote qu'était le sacrifice de la connaissance sur l'autel d'une divinité corrompue de l'abscons, quand la moindre mécanique avancée nécessitait de compulser un wiki en construction. La trame narrative profite elle aussi d'une ligne principale plus claire et plus simple, sans entraver néanmoins un lore toujours aussi dense et complexe, ce qui de mon point de vue est un excellent compromis. Ceux qui ne jurent que par le gameplay auront la motivation diégétique de poursuivre, les archéologues qui se sont régalés sur les précédents jeux pourront encore une fois s'en donner à cœur joie.


Non, là où Sekiro se révèle véritablement clivant, c'est par la difficulté de ses passes d'armes.
Bloodborne avait déjà entamé un sentier divergeant de celui de la série des Souls, en reléguant l'alternative défensive à une simple raillerie, mais Sekiro va encore plus loin.
En supprimant la sempiternelle jauge d'endurance pour la remplacer par une jauge de posture, c'est tout l'équilibre du système de combat qui est impacté. La gestion de cette jauge nouvelle devient primordiale, chez Okami comme chez ses adversaires.
Encaisser un coup la fait augmenter. Lorsque l'on est inactif, la jauge se vide lentement. Patienter en maintenant sa garde permet de la vider plus rapidement. Ni les attaques, ni les mouvements (sauts, course, roulades, dashes) ne font augmenter cette jauge, il ne font qu'en ralentir la descente. Sauf que, premièrement, les contres n'ont plus forcément une valeur d’interruption et, deuxièmement, une volée de coups simplement gardés la font exploser, exposant le loup à une blessure grave, voire une mort certaine, puisque simple Shinobi, il est d'une fragilité déconcertante.
Les combats de Sekiro mettent donc l'emphase sur le jeu offensif. Il faut harceler ses ennemis, les malmener jusqu'à ce qu'ils déclenchent une contre-attaque dont il faut absolument parer le moindre coup dans l'espoir de faire voler en éclat la défense et porter le coup fatal. Prendre une respiration en mettant de la distance avec son antagoniste, c'est accepter de perdre une partie de la jauge de posture de l'adversaire et recommencer à le harceler pendant quelques dizaines de secondes pour rattraper ce déficit. Le joueur est sans cesse tenté de poursuivre son assaut pour porter le coup de grâce le plus rapidement possible, au détriment de sa santé fragile. Les prises de décision sont légion, le risque en vaut toujours la chandelle, mais à trop côtoyer la flamme il est inévitable que l'on s'y brûle les ailes. Bien sûr, il est possible d'adopter une stratégie de hit & run, mais l'investissement est chronophage, absolument pas gratifiant et pas non plus foncièrement plus concluant.
Avec un seul et unique katana du début à la fin du jeu, il faudra compter sur le bras prosthétique du shinobi pour apporter de la variété. Ces armes secondaires et versatiles seront de précieux atouts pour soumettre l'IA à vos coups de lames. Avec entre autres lance-flamme, hache surpuissante, pétards très pratique pour aveugler et interrompre des combos dévastateurs, une belle diversité d'outils est mise à disposition, chacun étant améliorable pour en décupler l'efficacité


Ce système de combat riche et exigeant est une des plus grande réussite de From Software. Les impacts nous donneraient des fourmillement des mains tant les feedbacks sont généreux. L'acier tinte, la chair tranchée lâche des projections d'hémoglobine et les chorégraphies mortelles sont impressionnantes, même au cours d'un second run du jeu. Il y a un côté hypnotique et incroyablement jouissif dans chaque affrontement, qui nous pousse sans cesse en avant.
Poussant jusqu'à l'extrême le soin qu'ils apportaient dans l'animation de leurs personnages, les animateurs ont produit ici un travail d'orfèvre : plus que jamais chaque geste doit être perçu clairement par le joueur. Il doit être en mesure de choisir instantanément la réponse qu'il veut opposer à ces premières frames d'animation, trahissant une série de coups bien particulière. Couplé à une caméra très dynamique (mais parfois défaillante, il faut le savoir) et un sound design épatant, l'ensemble se hisse à un niveau perfection, quelques coudées franches au-dessus des précédents Soulsborne et même des excellent systèmes de For Honor et Absolver.


Mais cette fois-ci, ces combats ne pourront être partagés. Comme pour discriminer davantage les joueurs les moins patients, Sekiro ne possède aucune mécanique d'invocation ni de messages permanents. Le joueur se voit livré à lui même dans un univers particulièrement hostile. Je m'étonne de cette disparition et de cette orientation un peu plus core-gamers, au détriment de la relative bienveillance que permettait l'entraide sur les jeux précédents. C'est une porte blindée qui se referme sur le visage d'une partie du public, qui pourrait bien se décourager devant l’investissement considérable qu'exige le jeu.


Si les paragraphes précédents vous ont fait pâlir comme un cachet d'aspirine, reprenez quelques couleurs, je vais rapidement aborder une nouveauté : l'équilibrage des combats se fait par l'introduction d'une mécanique de résurrection, désormais utilisable en plein combat, mais néanmoins en quantité limitée (de une à trois). Comme son nom l'indique, elle permet de tenter un dernier assaut, tout en acceptant d'avoir perdu une bonne partie de la précieuse jauge de posture de l'adversaire, stigmate de ce premier échec.
Mais les morts répétées entraîneront la contamination progressive des NPC par une peste mystique qui pourra entraîner une mort simple et définitive des personnages atteints, réduisant de fait un certain nombre d'interactions, essentiellement commerciales.


Assez parlé des affrontements, je vais maintenant m'attaquer à une autre franche réussite de Sekiro : l'ouverture du level design caractéristique des Soulsborne à une troisième dimension. Cette prise de relief des cheminements, rendue grisante par l'emploi d'un grappin et la possibilité de sauter, m'a conduit à reconsidérer ma façon de me perdre dans les niveaux. D'abord prendre la hauteur pour repérer butins et belligérants, puis redescendre vers le plancher des vaches pour exécuter une macabre planification. Il faudra constamment lever les yeux pour dénicher des routes alternatives et des recoins bien cachés par des level designers qui se sont vraisemblablement éclatés à concevoir les zones du jeu, abondamment connectées par des passages dérobés, cela va de soi. Après quelques heures de jeu dans les pattes, le joueur se voit offrir de multiples pistes à suivre, sans qu'aucune ne lui soit refusée par une difficulté artificielle comme les squelettes barrant la route de Nito dans le premier Dark Souls. Il est donc tout à fait possible et viable d'aller au bout de ces propositions, grâce au nouveau système de progression du personnage.


Autre nouveauté, héritage Tenchu oblige : l’apparition d'un système d'approche furtive et d'assassinat. Et je me permets de refroidir d'emblée tout soulagement provoqué par la lecture de cette phrase : vous ne couperez pas au combats. Non, l'infiltration n'est ici qu'un moyen de dégarnir intelligemment les rangs ennemis, au même titre que les armes à distance comme l'arc ou l’arbalète dans les Dark Souls. De nouvelles options offensives, bienvenues quand il s'agira d'envoyer six pieds sous terre un type d'ennemi à problème ou éventuellement prendre un avantage certain sur un mini boss en lui retirant instantanément l'une de ses deux barres de vie. Avant de foncer dans la mêlée, sabre au clair.


Énième rupture avec l'héritage de la formule : le jeu segmente la montée en puissance d'Okami sur plusieurs axes de progression. Désormais, le joueur accumule des sens, utiles pour acheter des consommables, des ressources et améliorer sa prothèse, de l'expérience pour acquérir des compétences nouvelles et s'engager dans une spécialisation, l'amélioration de la capacité de l'objet de régénération (au fonctionnement similaire de la fiole d'Estus) et pour finir les statistiques du personnage, cette fois presque exclusive à la victoire sur les mini-boss et boss du jeu. Il est donc toujours possible de farmer de la monnaie et de l'expérience, mais plus à des fins d'augmenter ses statistiques. Une autre orientation vers une difficulté globalement accrue.


Toutes ces lignes et pas un seul signe sur le setup de Sekiro me diriez-vous ? Et bien oui, je le reconnais. Le Japon Féodal de l'ère Sengoku a beau être un cadre intriguant et particulièrement bien mis en valeur, difficile pour autant de dissiper les souvenirs tenaces d'une Yarham gothique et de ses légions de loups garous et créatures lovecraftiennes. Je ne suis pas particulièrement attiré par la culture nippone, mais cela ne m'empêche pas pour autant d'apprécier l'excellent travail des artistes de From Software, décidément comme des poissons dans l'eau, quel que soit le background choisi pour leurs jeux. Vous en prendrez plein les yeux pendant toute l'aventure, ce dans chaque environnement visité et au mépris des quelques rares errances techniques qu'accuse le studio depuis toujours. Néanmoins, force est de constater que ce retard se résorbe au fil des jeux et qu'en sus, à l'image des précédentes versions PC, Sekiro peut se targuer de tourner merveilleusement bien, avec toutefois pour seule ombre au tableau quelques agaçants bugs sonores, qui ne pèsent rien quand est venu le moment de faire le bilan.


Jamais un jeu n'est parvenu à me retenir captif comme Sekiro : Shadow Die Twice l'a fait, même Blooborne. Si le premier incarne une sorte d'aboutissement d'une formule aujourd'hui parfaitement bien huilée et une philosophie de game design qui a changé ma façon d'appréhender le jeu vidéo, le second a pour lui un setup absolument génial et une imbrication parfaite des ses mécaniques de gameplay au sein de son univers.
Le jeu aura été une véritable mise à l'épreuve et un moment marquant de mon parcours de joueur, comme peu de productions peuvent se targuer de l'avoir été. Une fois terminé, je n'ai pas pu m'empêcher d'y replonger, de goûter encore à la fureur de ses combats, ses geyser de sang, ses décharges brutes d'adrénaline et ses leçons d'humilité envers un joueur enorgueilli d'avoir abattu son dernier boss. J'ai beau avoir pris le dessus une seule et unique fois, le jeu me rappelle qu'il a encore bien des leçons à m'enseigner.

YvesSignal
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le 27 mars 2019

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Yves_Signal

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