Cela fait des mois que je ne joue plus à Sekiro. Après 3 runs d’affilée – il ne m’en manque qu’une pour avoir toutes les fins différentes – runs qui faisaient elles-mêmes suite aux découvertes de Bloodborne et Dark Souls 3 successivement, j’ai pris la décision tacite de laisser From Software tranquille un moment. J’en ai même oublié de donner mon avis sur ce fameux dernier né… Il aura fallu attendre la reprise de mes sombres penchants, c’est-à-dire mes premiers pas sur le fondateur (Demon’s Souls) pour que je me décide. Il faut dire que c’est particulièrement intéressant de confronter les philosophies des deux jeux, alors que Sekiro rétrospectivement se pose comme le premier jeu FromSoft à dévier réellement de la trajectoire implacable tracée depuis D’sS. D’un point de vue « action game », Demon’s Souls laissait à désirer – ses forces sont ailleurs – mais Miyazaki s’est efforcé de travailler davantage ce point avec chaque nouvel opus : Dark Souls était plus convaincant de ce point de vue même si tout de même rudimentaire. Bloodborne a fortement tempéré l’aspect RPG pour donner plus de fluidité à l’action et enrichir le moveset du personnage. Dark Souls 3 se contentait surtout d’être plus rapide que les Souls précédents, comme si Bloodborne imposait un précédent de dynamisme pour les suivants, mais l’ajout des techniques d’armes n’était pas une franche réussite (Elden Ring semble vouloir faire ça mieux, on verra). Je ne parle pas de Dark Souls 2 parce que ça fait trop longtemps et que le jeu m’a moins marqué que les autres opus. Mais Sekiro propose quelque chose de nettement différent.


Les différences entre ce dernier et la suite des jeux qui ont parcouru les années 2010 ont beaucoup fait parler, notamment en ce que Sekiro pouvait avoir de piégeux et contre-intuitif pour les habitués des Soulsborne. Mais j’ai le sentiment qu’on a pu sous-estimer l’ampleur des nouveautés de Sekiro en termes de philosophie de design – et également en quoi elles paraissent témoigner d’une sorte de confiance absolue de la part du studio dans la démarche du jeu – pour plutôt s’arrêter au contrepied que cela pouvait constituer pour les joueurs. Comme si Miyazaki & cie avaient simplement voulu prendre tout le monde à revers pour leur demander d’oublier leurs acquis et apprendre un nouveau système. Il y a sans doute de ça, et les interviews datant de l’époque de Demon’s Souls ne laissent aucun doute sur le désir du développeur de présenter au joueur des situations critiques desquelles il devra se défaire en usant des outils que lui proposent le jeu. Mais jouer à Sekiro 11 ans après Demon’s Souls donne le sentiment qu’il y a quelque chose de plus à l’œuvre. Que Sekiro n’est pas seulement un bon moyen de déjouer le trop grand confort acquis lors de l’enchainement de ses grands frères aux mécaniques de jeu très similaires, mais qu’il est une forme de consécration des velléités du studio à faire un vrai jeu d’action. Là bien sûr je vais être confronté à la limite de mes connaissances en JV, je suis loin d’être spécialiste en jeu d’action ou de combat, sans doute que beaucoup de grands amateurs de ces styles ont pu ressentir certaines frustrations avec Sekiro, mais en tout cas à l’échelle de la production From Software c’est indéniable qu’ils n’ont jamais été aussi proches de ce qu’ils cherchaient avec les innovations proposées dans Bloodborne. En un sens ce dernier est presque autant un pré-Sekiro qu’il est un post-Dark Souls. Même si le résultat final est bien plus proche de Dark Souls, il pavait nettement la voie d’une extraction du système des Souls. À savoir : une influence sensiblement amoindrie des stats du personnage (il est possible de faire des builds dans BB bien sûr, mais c'est sans commune mesure avec les builds de DS), une impossibilité de jouer complètement à distance safe de l’ennemi (pas de vrai bouclier dans BB) et une incitation globale à aller au contact de l’ennemi ; à jouer agressif. Bloodborne encourageait à rouler et à taillader l’ennemi après avoir reçu un coup afin de regagner de la vie, Sekiro quant à lui oblige à parer pour amoindrir la posture de l’adversaire. Les similitudes s’arrêtent là, mais elles se seront avérées prophétiques.


Alors que From Software se faisait un devoir, depuis 2008, de proposer au joueur un éventail très large d’approche pour vaincre les défis – par l’ouverture de la map, la diversité des builds, le levelling, l’invocation d’alliés, etc. – Sekiro, en bon tyran, impose un style de jeu. Le jeu est difficile, certes, chaque erreur est lourdement punie, mais l’élément qui contribue le plus à le hisser au sommet des sondages sur la difficulté des jeux FromSoft est sans aucun doute cette impossibilité de contourner ses obstacles. Finie la liberté, les options sont : pare ou meurs. El famoso git gud dans toute sa splendeur. Bien sûr des petites variations sont offertes au joueur ; les outils de prothèse et la possibilité de jouer plus safe, en hit & run, afin de garantir la victoire en visant la barre de vie et non la posture (mais au prix d’une durée de combat très rallongée et d’une rage amplifiée en cas de bourde fatale). L’endurance infinie du personnage permet également de souffler dans les combats de boss dans lesquels l’arène est suffisamment large pour permettre à Sekiro de sprinter en toute sécurité. L'exploration rigoureuse des zones permet également d'améliorer le perso, en lui donnant plus de vie ou de puissance d'attaque (mais ça n'est pas vous qui choisissez). Il reste également des traces de levelling avec les techniques de shinobi, mais l'enjeu est très différent ; en effet vous ne perdez pas l'XP accumulée en mourant (enfin si mais si peu, et vous ne pourrez pas descendre au dessous d'un certain pallier ; vous perdrez en revanche d'emblée la moitié de votre argent, le jeu vous propose donc de stocker durablement votre maille avec des intérêts, en achetant des bourses aux marchands - ouais, dans Sekiro on achète de l'argent avec de l'argent, et on y perd!) et ces améliorations s'intègrent d'une manière très visible dans le système de combat au lieu d'être des statistiques plus abstraites. Mais ces éléments n'ont jamais autant été des à-côté que dans ce jeu, dont l'essentiel réside dans l'apprentissage de timing. En réalité Sekiro ça n'est que ça : de la lecture de jeu, de la mémoire opérationnelle et des inputs minimaux mais précis à choper dans les doigts. De la danse très cadrée. Pour ne pas dire un jeu de rythme qui se joue avec 2 boutons. À moins d'être un speedruner en puissance l'utilisation des outils de prothèse sera rarement déterminante pour la victoire. Et les options d'esquive sont si réduites (paradoxalement à la mobilité du perso) qu'il vaut souvent mieux encaisser un coup franchement que rater une esquive et se retrouver perturbé quelques secondes. Et finalement, petit à petit, l'oppression du système de combat nous fait réellement apprécier les rares libertés qui nous sont accordées (décidément quel jeu fasciste). Choisir des micro-positionnements à coups de dashs millimétrés, choisir d'attendre l'ouverture de l'adversaire ou bien être le premier à frapper, pimenter les chorégraphies avec des outils, choisir de fuir ou d'affronter les coups imparables... C'est étonnant le poids psychologique que peuvent prendre ces petits horizons de possible alors qu'ils s'avéreront de bien moindre importance que le simple timing de parade.


Si on y pense bien Sekiro est un jeu osé pour Miyazaki. Se concentrer sur l’action en effaçant le reste alors que l’action pure est le point le plus faible des Souls. Proposer une structure de jeu qui ressemble fort à un boss rush alors que beaucoup de joueurs s’accordent à dire que les Souls brillent davantage par leur level design que par leurs boss (et si les boss sont aimés ils le sont plus souvent pour leur place dans le lore et la manière dont ils sont mis en scène que par leur gameplay souvent réduit à des gimmicks à résoudre ou contourner). Sekiro est si osé qu’il fallait bien que l’équipe ait une confiance absolue dans leur système pour aller jusqu'au bout sans se planter. Mais le résultat est à mon sens un jeu très complet - surtout pour un premier essai dans une direction si extrême ; les boss et mini-boss sont des variations autour de ce système de combat, leur diversité est une manière de faire un tour des facettes de ce combat. De fait, puisque le gameplay de Sekiro est bien plus limité (en termes d'ouverture et de possibles) que celui des Souls, les boss eux-mêmes sont moins variés, et les mini boss ne sont pas bien variés (ils se répètent tous deux à trois fois au cours de la map), mais c'est presque une nécessité au vue de l'expérience que sculpte Sekiro. En revanche, en termes de sensation de jeu ils proposent quelque chose qui ne peut pas être émulé ailleurs (dans le ressenti physique, le rythme, le sentiment de triomphe...) et me semblent plus constants dans la qualité que les boss des opus précédents. Peu de déchets ici (les deux singes à la rigueur, et la répétition de la religieuse même si ça passe encore, et même le seul boss qui ne ressemble pas à grand chose en termes de gameplay est tout à fait pardonné pour le spectacle des sens qu'il offre en contrepartie), ce ne sont pas les Souls qui peuvent en dire autant.


Je ne m'étends pas sur l’infiltration car elle me semble presque une concession à la soif de liberté des joueurs – on peut effectivement approcher une zone remplie d’ennemis avec une grande variété d’approche, mais je ne peux pas dire que c’est la partie du jeu qui brille le plus ; les ennemis n’ont pas de pattern particulier dans leurs déplacements ou leurs rondes, et si on est repéré il suffit d’abuser de la mobilité hors norme de notre shinobi pour se mettre à distance de sécurité le temps que les p’tits triangles rouges se changent en p’tits triangles jaunes et disparaissent enfin – moments toujours lourdingues. L’infiltration « fait le job » mais sans éclat, il s’agit plutôt d’un terrain de jeu qui peut être amusant mais qui manque de profondeur et d’enjeux.


Il y a plusieurs point sur lesquels Sekiro fait « moins bien » qu’un Dark Souls ou un Bloodborne de mon point de vue (la narration indirecte et environnementale, l’ouverture du monde et du gameplay) mais alors que From Software s’apprête à sortir son jeu le plus large et le plus ouvert, Sekiro offre une expérience de jeu si singulièrement distincte de ces jeux qu’elle appelle à ne plus être mesurée à l’aune de ceux-là, avec les mêmes coordonnées ou la même grille de lecture. Reprocher à Sekiro d’être un moins bon RPG que Dark Souls n’a pas plus de sens que de reprocher à Dark Souls d’être un moins bon jeu d’action que Sekiro. Leurs systèmes sont si éloignés, et celui de Sekiro parait si extrêmement raffiné dans les limites qui s’est posé, qu’on peut enfin cesser de les faire s’affronter en combat de coq.

TWazoo
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le 23 févr. 2022

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T. Wazoo

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