Metal Gear Solid 2: Sons of Liberty
8.1
Metal Gear Solid 2: Sons of Liberty

Jeu de Hideo Kojima et Konami (2001PlayStation 2)

Il y a des oeuvres auxquelles on n'ose pas toucher. Personnellement, je n'ai pas encore osé écrire sur celles de Kubrick. Trop massives, trop intimidantes. Côté jeux vidéo, c'est MGS2 qui me laissait sans voix. Je m'y cassais les dents à chaque fois, incapable de l'enfermer dans une critique. Quelque part tant mieux, car c'est sans doute impossible ! Et si je n'y arrive toujours pas aujourd'hui, je prends au moins le parti d'évoquer une expérience personnelle.


Car il y a un avant et un après MGS2. Il me faudra encore pas mal d'années pour mesurer l'impact que sa découverte a eu sur ma façon d'appréhender les oeuvres que j'ai admirées depuis, des films de Miyazaki et de Jules Dassin au Nighthawks de Edward Hopper, en passant par les romans de Philip K. Dick et de Robert McLiam Wilson puis, plus récemment, le jeu The Last of Us. MGS2 fait partie de ces travaux qui ont influencé jusqu'à mes critères de jugement, m'obligeant à développer, du haut de mes 14 ans à l'époque, une nouvelle sensibilité qui est encore loin d'être arrivée à maturité. C'est que MGS2 a ouvert une brèche dont j'ignorais jusqu'à l'existence, le genre de truc que l'on se prend en pleine tête environ une fois par décennie et qui, l'espace d'un récit, nous rappelle pourquoi on s'abreuve de création artistique.


Aujourd'hui plus que jamais, il est facile de labelliser un travail avant même son existence, de le vendre des mois avant sa mise en chantier puis, partant, de signer la victoire des communicants sur les attentes réelles d'un spectateur/joueur/consommateur à ce point nourri de promesses que le plaisir ne vient plus du produit en question mais du simple fait de l'avoir enfin sous les yeux, quelle que soit sa qualité réelle. Un système dont je fais clairement partie, l'impatience prenant parfois le pas sur la cinéphilie (fut un temps où j'élevais le 300 de Snyder au rang de chef-d'oeuvre épique, le recul m'ayant fait comprendre qu'il s'agit d'une joyeuse bourrinade huilée). Ledit système n'empêche nullement de faire un chef-d'oeuvre mais il demeure quasi-impossible de le contourner quand il s'agit, pour généraliser, de "divertissement".


En cela, MGS2 est déjà une exception puisqu'il a manipulé son propre champ d'action marketing. C'était la première fois que j'essayais un jeu de la franchise, et je n'avais donc aucune affection particulière pour le personnage de Solid Snake, si ce n'est via les heures que j'avais passées sur la démo. J'imagine donc la tronche des fans lorsque, une fois passé le premier niveau d'où était extraite la démo, Solid Snake laisse place au blondinet Raiden. Un personnage filiforme, aux traits élancés et à l'apparence juvénile qui se retrouve parachuté sur une station offshore pour sa première mission IRL. L'antithèse du baroudeur viril qu'est Snake en somme, doublé d'un personnage totalement absent des images promotionnelles diffusées jusqu'alors ! Je me souviens encore des commentaires de gamers excédés d'avoir à se coltiner le rookie pour tout le reste de l'aventure.


"Avez-vous déjà joué à MGS?", nous demandait-on au tout début. En répondant "Oui" à cause de la petite démo, j'ai accédé au premier niveau avec Snake avant de me retrouver dans la peau de Raiden. En répondant par la négative, le jeu nous balançait directement dans les basques de Raiden, faisant de Snake un personnage 100% non-jouable. Un peu comme si, une fois dans la salle pour aller voir le nouveau James Bond, celui-ci n'apparaissait qu'au bout d'1h et sans que jamais le public ne puisse s'y identifier. A l'échelle de MGS2, où le consommateur aura payé une bonne soixantaine d'euros pour retrouver un personnage mis en avant par un marketing des plus trompeurs, la prise de risque commerciale était franchement suicidaire, a fortiori pour un jeu supposé installer la franchise sur une nouvelle génération de consoles en 2002.


L'obsession du contrôle en coulisses a dû donner des sueurs froides à Kojima autant qu'aux actionnaires de la boîte, le procédé revenant tout de même à sortir un film sur Robin en le vendant comme une aventure solo de Batman. Cette réflexion sur l'attente du joueur, sur sa bienveillance comme sur ses préjugés, est le fil d'Ariane de MGS2. Remise en question métatextuelle dont les enjeux dépassent constamment le champ d'action du joueur, ici véritable pion amené à se débattre avec ses propres certitudes en même temps qu'il participe à une aventure exaltante, le travail de Kojima fait du jeune et inexpérimenté Raiden une page blanche sur laquelle le gamer va écrire ce qu'on voudra bien lui dicter. Loin d'être passif, le joueur et son avatar n'en sont pas moins les marionnettes d'une intrigue dont les personnage secondaires maîtrisent la progression.


Avec un tel parti pris, l'option la plus sage serait d'offrir au public un déluge d'action ininterrompue, histoire de lui faire oublier qu'il n'incarne plus Snake et qu'il baigne dans une histoire dont il n'est pas le héros, tout juste le personnage principal par procuration. Sauf qu'au lieu de masquer ces mécanismes, Kojima les expose au grand jour et prend, au sein du jeu, deux fois plus de risques qu'il n'en a pris lors de sa promotion. C'est ainsi qu'il s'autorise des cinématiques à rallonge dont la plus maousse doit bien faire 40 minutes ! Etant donné sa maîtrise du langage cinématographique ET du gameplay en third person shooter, le caprice d'auteur devient vite une profession de foi, le gamer réceptif se prenant de passion pour ces intermèdes autant que pour les phases jouables ; un aspect cinématographique qui fait basculer l'oeuvre sur le terrain miné du blockbuster expérimental.


A ce sujet, je reste ébloui par la galerie de personnages que s'est payé Kojima. Là où la décence voudrait que l'auteur installe les codes d'un genre spécifique pour y inventer des personnages, Kojima s'autorise des personnages hallucinants qui installent à eux seuls tout un genre, en rajoutant un peu plus dans l'aspect expérimental du projet. C'est grâce à ce credo couillu que l'on découvre, au détour d'un couloir, le personnage de Vamp, dont le patronyme, la gestuelle et les apparitions spectrales ne souffrent aucune interprétation. Balancée dans un cadre froid jusque dans ses éléments de SF hardocre, la mythologie vampirique y cohabite sans heurts avec la silhouette d'Ocelot et son fidèle revolver, tout droits sortis d'un western dont on n'aurait jamais cru trouver trace dans un environnement aussi high tech, posture impériale et mise en scène iconique à l'appui.


Comme tout grand jeu qui se respecte, c'est une fois qu'il a brisé son confort que MGS2 commence à se construire. Que sa direction artistique, sa technicité et son design soient encore plus majestueux aujourd'hui qu'il y a 13 ans impose déjà le respect. Mais c'est bien par son statut d'objet hybride que Sons of liberty atteint des sommets, au sens où il émet constamment des hypothèses folles quant à la force d'évocation du 10ème art, fouillant jusqu'au vertige ses rouages tout en les magnifiant pour offrir au joueur consentant l'expérience d'une vie ; jouable depuis une petite fenêtre cernée d'un game over mensonger, la dernière fusillade avant la confrontation avec les robots Metal Gear est en soi un sommet d'intelligence structurelle. Actioner théorique en état de grâce permanent, cet opus va au bout de ses idées sans être hermétique.


Car MGS2 ne force pas le gamer à décrypter ses audaces, libre à lui de zapper les cinématiques à rallonge pour aller défourailler du preneur d'otages en jouissant d'un gameplay lui aussi impeccable. S'il est un jeu réfléchi, mûri, Sons of liberty est surtout brillamment réalisé, au sens le plus primitif du terme, soucieux d'offrir aventure, spectacle et émotion avec la même rigueur qu'il s'impose en termes intellectuels et thématiques. L'occasion pour Kojima d'exploiter au maximum chaque phase de jeu, dont l'impact est décuplé pour qui a soif de comprendre, à l'image de son avatar Raiden, les ramification d'une histoire complexe où même notre instructeur, assisté par notre ancienne petite amie (!), semble former un leurre supplémentaire. Un personnage d'abord rassurant, puis terrifiant à débiter un tas de phrases insensées lors des derniers contacts radio...


L'information, verbale comme visuelle, sensorielle comme factuelle, voilà ce qui obsède MGS2 et forme l'angoisse presque existentielle qui hante ses pixels. La certitude, sans cesse triturée, que les émotions de chaque gamer n'appartiennent qu'à lui. Avec le recul, le choix d'un décor industriel, fait d'angles à n'en plus finir, de métal et de pièces souvent dépouillées assure au jeu de ne pas vieillir. Et ils participent grandement au sentiment d'abîme sans retour qu'exhale MGS2 au fur et à mesure de sa progression. In fine, Kojima donnera à notre avatar une épaisseur inouïe, Raiden se libérant d'un esclavage virtuel en arrachant des plaques militaires où est inscrit le pseudo du joueur, tapé avant d'entamer le voyage. Une scène qui a lieu sous l'oeil de la statue de Abraham Lincoln, homme qui ne cachait pas, lui non plus, ses idées abolitionnistes.


Le réflexe a beau me surprendre d'année en année depuis sa découverte sur PS2, je rejoue régulièrement à Metal Gear Solid 2 - Sons of liberty, sur XBOX d'abord puis sur XBOX 360 pour sa fantastique réédition en HD, histoire de constater qu'il s'agit bien d'une source intarissable de jouissance vidéoludique alors même que sa complexité continue de m'échapper.

Fritz_the_Cat
10
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le 30 sept. 2015

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Fritz_the_Cat

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