Quelquefois on se retrousse les manches, on sort des tiroirs (ou de la bibliothèque de GOG.com) un oldie bien glauque et on remonte le temps. Direction : les années 90, vous savez, cette époque où on faisait des jeux super bizarres sans se préoccuper de la censure. Dans le genre angoisse, on y a vu passer un peu de tout, du flippant-rigolo (The 7th Guest) au flippant-littéraire (Sanitarium) en passant par le flippant-gore (Phantasmagoria), auquel appartient aussi Harvester. Ce jeu sorti en 1996 et réalisé par une équipe d'une vingtaine de personnes a été chapeauté par Gilbert P. Austin, alors sur la vague (il avait écrit Wing Commander II, notamment). La première surprise en jouant à un jeu de cette époque, c'est de constater la taille du studio et l'appui d'un gros éditeur, Virgin Interactive, dont le logo s'affiche fièrement à l'écran dans un bourdonnement glauque qui annonce la couleur. À l'époque, le jeu a scandalisé tout le monde, au point que beaucoup se sont interrogés sur la pertinence d'une violence aussi hallucinante (il faut quand même voir le tableau : on n'était pas aussi choqué par la violence de jeux comme Doom ou Mortal Kombat). En fait, le jeu s'est même pris un four critique, avec une presse dénonçant à la quasi-unanimité l'insanité patente de son contenu. Forcément, c'est très intrigant, et aussi attirant pour le joueur moderne qui cherche en vain des jeux actuels susceptibles de le violenter un tant soit peu. Mais...

Mais Harvester est con. Et par "con", il faut bien comprendre le mot et toutes ses implications. Con, stupide, affreusement débile et malade de bout en bout. Même en ayant épluché tous les jeux d'aventure ou d'horreur depuis l'aube des années 90, il est impossible de ne pas être sidéré par le contenu d'Harvester, qui à tout instant fait écarquiller les yeux - à cause de sa violence gratuite, à cause de son atmosphère totalement craquée et aussi et surtout, donc, à cause de sa connerie. On pouvait s'interroger sur la santé mentale des créateurs de Postal ou de Carmaggeddon, mais pour celle de Gilbert P. Austin et de ses comparses de chez DigiFX, une seule prescription : réfléchir avant d'agir. Bien sûr, la première difficulté est de se remettre dans le contexte de l'époque, de tolérer les personnages en FMV et les séquences cinématiques jouées et montées par des amateurs. Une fois assimilé le fossé temporel, voilà : on a ce type, Steve, qui se réveille dans sa maison, amnésique. Il va se mettre à traverser de long en large sa petite bourgade de six habitants, en rendant visite à ses voisins, à l'épicier du coin, au bureau de poste, au tenancier local de missiles nucléaires et à la secte de quarter, l'Ordre. Il y a une église, aussi, appelée "morgue".

Ce jeu déclenche à tout instant une hilarité malaisée. Est-ce l'extrême pauvreté des dialogues, la grossièreté absolue des allusions à ce qui semble être des pêchés humains (luxure, égoïsme, paranoïa...), la facilité de la situation initiale (une bourgade microscopique rassemblant tous les vices de l'humanité, bonjour l'originalité de la métaphore) ? Bon sang, on est mal à l'aise pour les développeurs. Dans cette espèce d'Arche de Noé de la folie, le joueur se balade de maison en maison, conversant avec des types affreux, assistant à des événements d'une atrocité absolument gratuite. Il ne faut pas dix minutes pour découvrir la faune locale : une institutrice qui démonte ses élèves à coups de batte de base-ball, un ancien soldat privé de jambes surveillant une base de missiles, un studio de télévision où s'écharpent cow-boys et indiens (pour un patelin de 4 habitants, normal). La mort guette à chaque instant : en parlant à certains personnages, on risque de se faire dégommer la gueule pour une parole de travers. Le type de la station de missiles nucléaires décide ainsi de vous mitrailler et de lancer les ogives si vous abordez un sujet de conversation en particulier. Il y un mec dans un abattoir qui prépare de la viande à partir de chats écrasés. A la fin, vous pouvez décider de battre à mort votre petite amie et de lui arracher la colonne vertébrale. Spoil !

C'est une chose de dire qu'il y a ces scènes ; c'en est une autre de les voir. Cette violence n'est jamais suggérée, elle est montrée frontalement, avec les moyens du bord. Très vite, l'objectif du joueur devient donc de découvrir la prochaine séance dégueulasse, le prochain craquage de slip des développeurs. Tout ça pour quoi ? On n'en sait rien. Pour progresser, il faut résoudre des énigmes d'une stupidité exaspérante et lutter contre un système de dialogue cauchemardesque à base de mots-clés qui s'affichent aléatoirement à l'écran (s'ils ne s'affichent pas, il faut les taper manuellement à la manière d'un jeu d'aventure textuel, autant dire qu'il faudra beaucoup de chance, et de la mémoire, pour débusquer chaque option de dialogue). Ensuite, il faut sauvegarder toutes les deux secondes (on ne sait jamais, un personnage pourrait décider de vous tuer à un moment X ou Y). Quelle est la finalité de tout ce bordel ? Outre prouver la sociopathologie (préoccupante) de ses créateurs, Harvester peut éventuellement servir à une chose : satisfaire un besoin primaire de violence. Maintenant, nous sommes tout de même vingt ans après la sortie du jeu, et tout a affreusement vieilli, laissant croupir, minable et désespérée, l'intention goguenarde de choquer pour le simple plaisir de choquer. Cette volonté, privée de la force qu'elle pouvait puiser de la modernité technique des graphismes et de la mise en scène qui la secondaient alors, ne ressemble plus aujourd'hui qu'à une sorte de bébé alien agonisant dans son liquide amniotique, repoussant et dégoûtant. Si on recourt à une image aussi naze, c'est pour bien insister sur le fait que celle d'Harvester est elle-même périmée et triste. Même si on n'a plus, aujourd'hui, de jeux au contenu aussi violent, on se dit que ce n'est pas plus mal : quand on montre des choses horribles, il est indispensable d'avoir un socle de réflexion suffisamment solide pour que le dégoût ne prenne pas le pas sur la fascination. Harvester en 2014, c'est plus clairement ce qu'il aurait du être en 1996 : poubelle direct, sans buzz, par la porte de derrière. Un petit Sanitarium pour se détendre ?
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le 23 juil. 2014

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