Human Revolution n'est pas le jeu de l'année, il n'est pas non plus voué à bénéficier d'un culte aussi grand que Deus Ex, mais ça ne m'empêche pas de prendre un pied monstrueux dessus. Avec ce titre, les développeurs ont réussi à dépoussiérer efficacement les mécaniques de son illustre ancêtre afin de les rendre plus accessibles sans pour autant verser dans la simplification outrancière de Invisible War.

Ce qui est admirable, c'est que dans cette démarche ils n'ont pas tenté de coller au plus près du jeu original, mais ont repris la recette qui a fait son succès. Si le Deus Ex original s'inspirait tour-à-tour de System Shock, Thief ou Half-Life, Human Revolution reprend (avec plus ou moins de bonheur) tout ce qui a fonctionné durant la décennie passée, du système de couverture de Rainbow Six: Vegas, à la progression scénaristique de Mass Effect, en passant par les éléments de furtivité de Splinter Cell. Tout cela contribue à proposer au joueur une expérience familière, à défaut d'être totalement originale. L'effet pervers, c'est qu'à force de piocher à droite et à gauche, le jeu en oublie parfois de se forger sa propre identité et tombe dans des choix de design douteux.

Les boss tombent bien évidemment dans ces travers, et même si je ne m'attarderai pas sur la question, abordée dans l'ensemble des critiques, je ne peux que rejoindre l'opinion générale. Dans un jeu qui se caractérise par la variété des approches mises à la disposition du joueur, être obligé d'abandonner toute finesse pour truffer de plomb des connards à sulfateuse tient de l'hérésie. Quitte à absolument mettre des boss dans ce jeu, on aurait aimé pouvoir les aborder de différentes manières à l'instar de Metal Gear Solid. Heureusement, aussi frustrants soient-ils à combattre (d'autant plus avec un personnage porté sur l'infiltration non-létale), on les oubliera rapidement pour reprendre le cours de l'aventure.

Ce choix choque d'autant plus que durant l'intégralité du jeu, le joueur a toujours une alternative à disposition, ou presque. Presque, parce que même si vous n'aimez pas pirater, assommer les gardes, ou passer par des conduits d'aération, vous serez tout de même amené à le faire une ou deux fois (principalement au début, lors du pseudo-tutorial). On y survivra, car le reste du titre est brillamment construit de sorte que, quelque soit la voie que l'on ait empruntée, on ne se retrouve jamais bloqué. Chaque situation peut être abordée différemment d'une partie à l'autre, et je ne parle pas simplement de passer par les égouts si la porte de devant est bloquée. La grande qualité du jeu est de ne jamais mettre en évidence une solution par rapport à une autre (coucou Bioshock), mais au contraire de laisser le joueur expérimenter différentes approches. Le problème, c'est que des années de conditionnement vidéo-ludique nous poussent inconsciemment à toujours viser la rentabilité, ici les conduits d'aération. Il y en a absolument partout, et l'on peut être certain en en empruntant un d'arriver à destination, ou à défaut de tomber sur une bonne cachette. Dommage que cela biaise l'impression de liberté proposée par le titre.

Dans les faits cependant, le joueur est libre de choisir comment aborder n'importe quelle situation. Plutôt que de passer dix minutes à chier derrière des caisses pour entrer dans un entrepôt, il est tout à fait possible de sniper les gardes depuis un toit, ou encore de sauter de ce même toit, en neutraliser un d'un coup de genou sur la tronche, gazer ses copains qui se rapprochent et en profiter pour ouvrir la porte avec un appareil de déverrouillage. Quitte à y aller franco, autant le faire avec panache. Sur ce point particulier, les développeurs ont su s'inspirer avec intelligence des deux ténors en la matière : Splinter Cell: Chaos Theory et Hitman: Blood Money. À l'instar de ces deux titres, dans Human Revolution la voie de l'infiltration est séduisante, mais rien n'empêche un assaut frontal à coup de lance-grenade de temps à autre pour faire le job rapidement et se simplifier la vie.

Cette variété, le jeu la doit à un véritable melting pot de genres. Action, infiltration, aventure, RPG, tout ce qui est à la mode ces derniers temps se retrouve dans Human Revolution. Le problème, c'est que du coup aucune de ces facettes ne paraît être exploitée au maximum. L'aspect RPG est réduit à sa plus simple expression, avec des augmentations à débloquer et des dialogues à choix multiples, mais peu de décisions impactent réellement sur l'environnement ou la trame principale ; les séquences d'infiltration manquent d'options considérées comme basiques dans le genre (taper contre un mur ou siffler pour attirer un garde, prise d'otage, gestion de l'ombre...) ; l'univers, ouvert mais pas trop finalement, laisse entrevoir une certaine linéarité (beaucoup plus symptomatique à la fin de l'aventure, où les missions s'enchaînent sans avoir la possibilité de revenir en ville). On sent bien que les développeurs ont cherché à trouver un juste milieu entre la liberté d'exploration et l'avancement de l'intrigue, malheureusement cela nuit au rythme général, trop ouvert en début de partie ou trop soutenu vers la fin, au choix.

Impression sans doute renforcée par le scénario qui chancelle à mi-parcours en sombrant dans des ellipses et raccourcis grossiers. En elle-même, l'intrigue n'est pas mauvaise, elle fait même office de préquelle efficace à l'univers des deux premiers Deus Ex, mais elle manque des développements et ramifications qui caractérisaient les deux premières. Principale déception de la trame, le faible nombre de choix importants laissés au joueur donne régulièrement l'impression de n'être qu'un larbin sans grand pouvoir sur l'univers qui nous entoure (c'est même totalement explicite au début de l'aventure, même si les choses s'améliorent par la suite), cependant cela confère à l'aventure une allure de quête initiatique qui rappelle forcément celle que vivra JC Denton quelques décennies plus tard.

Quitte à rester dans les petites déceptions, autant aborder celle de la technique, pas toujours mirobolante. Si le titre est propre graphiquement parlant, il ne propose rien d'exceptionnel à l'heure actuelle, problème sans doute imputable aux quatre années de développement. On passera rapidement ce point, puisque le jeu n'est pas affreux non plus, pour se concentrer sur l'intelligence artificielle surréaliste des ennemis. Sans vouloir être méchant, ils sont aussi cons que dans Deus Ex premier du nom, sorti il y a dix ans quand même (une forme d'hommage ?). À une époque où la montée en puissance des processeurs laisse miroiter de grands progrès en matière d'IA, faire face à des gardes incapables de se rendre compte de l'absence de leur collègue (avec lequel ils parlaient 15 secondes plus tôt !) ou vous oubliant dès que vous passez le seuil d'une porte est à la fois hilarant et désespérant. Une idiotie fortement préjudiciable aux séquences d'infiltration, puisqu'elle annule en grande partie la peur de se faire repérer et la pression d'avoir des ennemis aux basques. En règle générale, un peu comme dans Metal Gear Solid on a vraiment l'impression de faire face à des mobs engagés pour tourner en rond dans une pièce plus que pour garder quelque chose en particulier.

En bref, Human Revolution est un jeu qui aurait pu être un peu plus beau et fluide, peuplé d'ennemis cons comme des pieds de chaise, souffrant d'un rythme en dents de scie et d'un scénario qui aurait gagné à laisser plus de latitude au joueur, distrait par des combats contre des boss au mieux pas maîtrisés, au pire parfaitement dispensables, desservi par un doublage français vraiment pas terrible (tant au niveau de l'interprétation très moyenne que de la synchronisation labiale inexistante : lisez les sous-titres, ça vous empêchera de voir cette horreur) ; et pourtant, au milieu de ce qui pourrait s'annoncer comme un titre moyen voire médiocre, j'ai pris un pied d'enfer. Tout simplement parce que l'ensemble des défauts cités jusqu'à maintenant ne sont que d'infimes détails face à l'excellence de tout le reste.

La direction artistique, tant visuelle que sonore, est une franche réussite qui explose en vol tous les univers de SF croisés au cours des dernières années. Jonathan Jacques-Belletête et Michael McCann, respectivement responsable créatif et compositeur sur le jeu, ont réussi à mêler des éléments d'inspirations différentes avec un résultat crédible et cohérent. Visuellement, le design à mi-chemin entre cybernétique et Renaissance détonne grâce à ses nuances de noir et de jaune, et le titre y gagne une empreinte visuelle très forte. À cela s'ajoute une bande-originale de très bonne facture, quoique pas très originale (le rejeton improbable de Jack Wall sur Mass Effect et Amon Tobin sur Chaos Theory) et parfois répétitive, mais soulignant toujours avec justesse les situations. Le problème avec les mélanges, c'est que l'on prend parfois le risque de se retrouver avec un Gloubiboulga infâme alors que les ingrédients de départ étaient délicieux. Pas ici, puisque les designers ont parfaitement retenu la leçon Blade Runner : un environnement, une fonction, une esthétique. Le meilleur résumé que l'on en pourrait faire ne tient pas de moi, mais de Jacques-Belletête justement : "La direction artistique dans le jeu vidéo ne devrait pas se limiter à la conception graphique d'univers qui plaisent à l'oeil ; elle devrait, de plus, parler à l'imaginaire de chacun". Amen. Seul regret, trois villes ont sauté lors du développement (Montréal, Singapour et la ville haute de Hengsha), fait d'autant plus frustrant que le jeu nous fait miroiter régulièrement leur visite (10 contre 1 que ces fameuses portions manquantes arrivent sous forme de DLC dans l'année).

Forcément regrettable tant l'envie de tout visiter se transforme rapidement en obsession. Si les niveaux ne sont pas immenses, ils sont particulièrement denses, et fournis en background particulièrement intéressant. S'infiltrer chez les gens pour lire leurs e-mails devient une seconde nature (un sport national même), et au fil des informations glanées se dessinent des intrigues en filigrane avec la trame principale. D'un mystérieux programme de remplacement de bio-implants au problème de sécurité d'une organisation secrète face à du scam nigérien, le moindre e-mail est l'occasion de s'impliquer davantage dans cet univers angoissant, effrayant, mais aussi envoûtant. Le procédé est simple mais il fonctionne, d'une part car l'écriture est solide, et d'autre part car ces petites pièces de puzzle sont disposées de manière crédible (i.e. pas de magnétophone mystérieusement égaré dans des toilettes). Tout cela contribue à créer un univers à la cohérence inébranlable où le joueur est invité pour une fois à réfléchir pleinement aux différents enjeux et à agir en conséquence.

Dernier argument, mais pas des moindres, dans ce jeu le joueur a le choix. Celui d'adopter l'approche qu'il souhaite face à une situation, on l'a déjà vu, mais aussi celui de ne pas être pris pour un consoleux attardé et d'activer ou désactiver à sa discrétion les différentes aides de jeu (MERCI putain), celui de s'impliquer ou non dans l'histoire, celui d'en savoir plus ou non sur l'univers qui l'entoure, celui de finir le jeu sans autre augmentation que celles de base (juste incroyablement plus difficile que de ne tuer personne ou ne jamais se faire repérer) et se voir gratifié d'une fin correspondant totalement à cet état d'esprit. Ne vous demandez pas si vous devez acheter ou non Human Revolution, demandez-vous ce que vous attendez du Jeu Vidéo en règle générale : une expérience cinématographique de plus en plus intense, quitte à ne plus vraiment jouer mais en prendre plein les mirettes, ou une expérience humaine en droite lignée de ce que visaient les développeurs il y a dix ans déjà, quitte à se retrouver avec un jeu plombé de bugs et de défauts plus ou moins gênants. Pour ma part, ce choix est vite fait, je veux les deux ; si j'adore les titres rollercoaster comme Portal, Half-Life ou Battlefield, je veux pouvoir jouer à un jeu et défoncer une porte à coup de baril si je ne trouve pas la clé, tromper une caméra de sécurité avec des cartons ou jeter une prostituée d'un toit pour créer une diversion. Human Revolution n'est pas le représentant ultime de cette liberté totale mais il a tout de même le mérite de continuer à paver cette voie ouverte par le vénérable System Shock 2.

Alors oui, en effet, le jeu souffre de petits défauts énervants, mais que cela ne vous empêche pas de passer à côté d'une des meilleures expériences vidéoludiques de l'année. Le titre fait partie de cette caste de rares jeux développés avec passion et qui ne trahissent pas les attentes fondées en eux. Peut-être moins profond ou ambitieux que Deus Ex premier du nom (notamment sur l'aspect RPG, beaucoup plus light ici), Human Revolution se pose tout de même en suite tout à fait honorable grâce à un univers beaucoup plus réussi et un sens du détail caractéristique de la série. Avec une paternité aussi lourde sur les épaules (qui s'est avérée être une épée de Damoclès pour le moyen Invisible War), on ne peut que féliciter les petits gars d'Eidos Montréal de nous proposer un vrai bon titre, en phase avec son époque et ses racines. Maintenant on veut la suite, et pas dans cinq ans de préférence.

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le 5 sept. 2011

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HarmonySly

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