Critique publiée à l'origine sur Etoile et Champignon.fr


Pour From Software, la série des Souls a servi de tambouille originelle où mijoter trois styles de combats définis par leur geste défensif (le jeu au bouclier, à l’esquive ou à la parade), avant d’en affûter deux en particulier dans ses grands jeux « hors-série ». Si Sekiro est le jeu de la parade, Bloodborne est celui de l’esquive, geste qui permet à notre personnage de « traverser » le coup adverse sans subir le moindre dégât lorsqu’on le déclenche juste avant de recevoir le coup. Comme les autres jeux du studio, Blooborne assoit son efficacité sur sa matérialité, et plus précisément sur un travail du son et des animations qui renforcent l’impression de lames pénétrant les chairs, se heurtant au décor, rencontrant la matière. Mais en prenant l’esquive comme geste principal, il aborde sa matière à l’inverse de Sekiro, comme un grand repoussoir et non comme un aimant : plutôt que d’inciter à foncer vers le coup adverse, il offre de s’y dérober, de le traverser tel un passe-muraille, en profitant de l’invincibilité temporaire que confèrent les roulades et pas chassés, dans une sorte de dématérialisation ponctuelle de notre personnage.


FromSoft n’en reste toutefois jamais au seul aspect mécanique de ces jeux, et y ajoute une dimension émotionnelle qui complique largement la donne : ses combats ne sont pas que de purs exercices « à froid » de timings et de placement, ils sont aussi des moments d’intense émotion face à des ennemis conçus comme des apparitions impressionnantes. Toujours à deux doigts de l’horreur pure, Bloodborne est la parfaite illustration de ce game-design terroriste : ses environnements angoissants, ses monstrueux ennemis et ses bruitages agressifs se combinent pour nous sidérer de terreur, et nous empêcher de « poser » les situations rationnellement. En somme, le premier obstacle n’y est pas tant l’épreuve d’adresse que notre propre émotion, cette montée de panique et d’adrénaline qu’il faut réussir à maîtriser pour se libérer de l’ascendant psychologique que les boss auront d’abord sur nous. Il faut voir comment la Bête Cléricale, qui sera pour beaucoup le premier boss du jeu, bondit de derrière une muraille dans un cri insoutenable et se jette sur nous, pour prendre la mesure de la tâche : le premier impact de telles scènes est si grand que l’on a d’abord juste envie de prendre ses jambes à son cou.


A force d’essais, on finit bien par dégonfler le « coup de bluff » de ces apparitions de cauchemar, par savoir lire leurs schémas d’attaques et entrer dans leurs danses agressives, faites de roulades et de contres, sur un tempo d’autant plus jouissif qu’il est rapide (beaucoup plus que dans les premiers Dark Souls)… mais il faut reconnaître que les premiers pas nous secouent à l’extrême, sans doute plus que dans les autres jeux du studio. La première zone, l’intimidante ville de Yarnham toute en façades néogothiques et en tours acérées, instille d’entrée un climat d’angoisse quasi-insupportable, avec ses points de sauvegardes très distants, ses quelques ennemis d’apparence intuable, et sa construction aussi ouverte que labyrinthique, qui nous fait plonger de sombres bâtisses en égouts putrides. Et les rares habitants qui y résident encore ne nous aident guère à décompresser : calfeutrés derrière leur porte, ils racontent un monde sombré dans la folie, où plus aucun espace n’est sécure.


Pour ne rien simplifier, Bloodborne est peut-être le jeu le plus opaque de son développeur, celui qui fait le plus de mystère sur ses mécaniques essentielles, comme le « contre » au pistolet, que l’on découvre par hasard, le leveling débloqué par l’obtention d’un premier point de lucidité (ce qui laisse une bonne heure pour s’en inquiéter), ou le fonctionnement des nombreuses armes qui peuvent être pliées ou dépliées, utilisées en coups rapides ou chargés, mais qu’aucun tutoriel n’aide à apprivoiser. Se lancer dans Bloodborne, c’est un peu comme sauter dans le vide, dans une suite d’expériences vierges de toute explication où l’on progresse à pas de loup, livré à nos pures sensations de jeu, totalement ouverts à la peur qu’elles ne manquent pas de susciter. Mais comme souvent chez FromSoft, les expériences traumatisantes sont le terreau de souvenirs impérissables : la peur qui nous paralysait au début se retourne progressivement en aplomb, à mesure que l’on gagne en maîtrise sur ce qui nous arrive, sur le comportement des ennemis et sur celui de nos armes, chaque boss terrassé se vivant comme une jubilatoire validation d’acquis et comme un « permis » de prolonger l’exploration un peu plus loin.


Et c’est peu dire que l’exploration est gratifiante : de tous les jeux du studio, Bloodborne est peut-être celui dont le monde est le plus homogène et le mieux réalisé, tant sur plan du level-design que de la direction artistique. Au-delà des astucieux raccourcis, qui sont autant de marqueurs de terrains conquis, la progression aligne les environnements étourdissants de beauté, hybridant les architectures romanes et gothiques, les zones urbaines et campagnardes, les châteaux « Renaissance » et les variations sur le thème de l’édifice religieux, dans un patchwork de paysages occidentaux recousus par le regard étranger d’artistes japonais (FromSoft est basé à Tokyo), auxquels l’exotisme de la culture occidentalo-chrétienne n’en finit plus d’inspirer les visions les plus folles. On ira partout ou porte le regard : des hauteurs de Yharnam, un vieux boug se devine dans la brume en contrebas, niché dans d’obscurs creux de falaise ; plus haut, l’imposante cathédrale surplombe des bois noueux de bien mauvaise augure, qui s’étendent vers l’horizon. Quant à l’excellent DLC, il ajoute quelques zones inoubliables, comme cette sublime tour d’horloge ou ce village de pêcheurs, lovecraftien en diable, conclu par un morne rivage où l’on combattra l’Orphelin de Kos, une sorte de zombie céleste qui atteint des sommets d’agressivité.


Si l’ensemble est de très haute tenue, les zones optionnelles ne sont pas en reste. Dans le moment le plus fou du jeu, un événement nous envoie au fond d’une geôle vraisemblablement hors du monde, accueilli par un cantique extrêmement oppressant et une poignée d’ennemis imprenables : la panique est alors à son comble, pendant quelques dizaines de minutes d’un déboussolement total, où l’on pense avoir basculé dans un cauchemar – on finit heureusement par en sortir, mais quel stress ! Un peu plus loin, une improbable série de conditions permet de débloquer l’accès à une zone secrète, le château de Cainhurst, qui est pourtant l’une des plus belles de tout le jeu. Qu’un endroit magnifique soit à ce point caché ne manque pas d’étonner, mais selon l’un de ces étranges tours d’esprits dont FromSoft a le secret, c’est aussi ce qui en fait la valeur, celle d’un petit coin d’aventures d’autant plus précieux qu’il aurait pu nous échapper.


Évoquons pour finir sa magistrale galerie de boss presque sans raté, introduite par la Bête Clericale des débuts et conclue par l’Orphelin de Kos, en forme d’éprouvant test final : on n’oubliera pas de sitôt ses gigantesques bêtes toutes en crocs et en griffes, de la filandreuse Amelia à l’horrible et fascinant Ludwig du DLC ; ni ses boss plus humains, Gascogne dans son cimetière, Gehrman dans son champs de fleurs, ou encore Lady Maria dont l’affrontement dans la tour de l’horloge compte parmi les plus belles réussites de FromSoft. Par quelque bout qu’on le prenne, dans ses rudesses comme dans ses étrangetés, dans son exploration comme dans ses boss fights, Bloodborne est un coup de maître, et sans doute l’un des jeux les plus importants de la décennie passée : on vous souhaite juste d’avoir le courage de braver ses débuts terrifiants, pour en découvrir les immenses gratifications.


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Benetoile
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le 28 avr. 2020

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