Critique publiée à l'origine sur le site Etoile-et-champignon.fr, illustrée de nos captures d'écran


A l’heure de ses premières versions, c’est peu dire que Cyberpunk 2077 prête le flanc à la critique : ses multiples gameplays, bien qu’à peu près plaisants, ne sont pas aboutis, son versant « RPG » n’est qu’une façade trompeuse, et la précocité de sa sortie le laisse perclus de bugs et mal optimisé. Pour autant, ces scories n’ont pas pesé lourd face au cœur d’une expérience qui nous a subjuguée, pour superficielle qu’elle soit sur le plan ludique : celle d’offrir une promenade aux visions sidérantes, dans un monde de jeu magnifique.


Dans Cyberpunk 2077, il y a un peu de GTA pour la conduite (à la physique faillible, mais pas déplaisante), et beaucoup d’une immersive sim un peu fade, qui ferait la part belle à l’infiltration. Le level-design abonde en effet d’incitations au passage en douce, mais il le fait par une grammaire ronflante, en trous dans les murs et en trappes sur les toits qui rendent les chemins de traverses aussi évidents à trouver que peu excitants à pratiquer. Plus énervant, le comportement erratique des ennemis empêche de lire correctement leur rondes, précipitant beaucoup de tentatives discrètes vers une fusillade brouillonne, souvent gâchée par une I.A. indigente (encore), qui surexpose les adversaires à nos tirs, quand ils ne se bloquent contre un mur ou autre objet. Devant tant d’approximations, difficile de voir l’action autrement que comme du tir au pigeon, y compris contre les boss, sans intérêt.


Quant aux versants narratif et rôliste, ils déçoivent également. On espérait pouvoir infléchir l’histoire par nos choix, or ceux-ci n’impactent que peu la suite des évènements ; le constat vaut aussi pour les « parcours de vie », distincts seulement pendant une première demi-heure avant un retour au tronc commun, dans un raccord bizarre sous forme de montage compilant plusieurs mois de notre vie en une minute, signe d’un gros sabrage de contenu qui a dû être effectué en catastrophe pour livrer le jeu dans les temps. Sur le plan narratif, on regrette également que les missions ne nous fassent pas plonger plus profondément dans les intrigues politico-financières qui déchirent les grandes sociétés de ce monde, ni sentir plus vivement ne serait-que les prémices d’une révolte populaire, dont on aurait adoré jouer les héros : ces hypothèses, et autres thèmes « Cyberpunk » comme le rapport entre corps modifié et identité, ne sont au mieux qu’effleurées par les missions, et guère plus incarnés par des personnages secondaires pas toujours sympathiques. On a vite fatigué, par exemple, de devoir se coltiner presque en permanence l’acolyte Johnny Silverhand, dont le pli masculiniste et vulgaire, saoulant en soi, trouve qui plus est de regrettables échos dans le reste du jeu (de l’hypersexualisation des personnages à l’omniprésence de pubs racoleuses pas problématisées dans les récits joués). Voilà qui fera quelques occasion de décrocher de la pente narrative d’un jeu qui reste, trop souvent, à la surface de ces sujets, et se montre incapable de faire réellement peser notre action sur le fond de son monde.


Cette litanie de reproches pourra faire s’étonner que le jeu nous soit resté aimable, et pourtant, étonnamment, aucun des problèmes évoqués n’aura suffit à plomber notre session. Les phases d’infiltrations et de shoot, pour être mal fagotées, ont toujours assuré un service minimum pour nous distraire, et les histoires proposées ont su maintenir une sorte d’équilibre : toute quête ratée était contrebalancée par au moins une autre réussie, les meilleures promettant même de marquer durablement la mémoire. On retient par exemple nos aventures « Mad-Maxiennes » aux côtés des Nomades, une étrange affaire de modification d’identité chez des ultra-riches, ou cette exploration des souvenirs d’un tueur en série dans des scènes inspirées du génial gimmick d’Obra Dinn – on en passe beaucoup d’autres marquantes, presque toujours trop courtes mais bien écrites -.


Reste à évoquer l’essentiel : le plaisir pris à explorer Night City, d’une beauté stupéfiante, à se sentir minuscule au creux de ses canyons urbains, submergé par leurs volumes, arrêté tous les 10 mètres par la beauté de leurs buildings aux formes étonnantes, que l’on aimerait pouvoir cadrer dans tous les sens pour s’infuser pleinement de leur présence. Des centres-villes hyper denses aux zones périphériques, chaque quartier regorge de compositions saisissantes, dans le registre du panorama grandiose comme dans celui du petit espace minutieux : ce peut être un simple bout de trottoir sous le renfoncement d’un boulevard dans l’ahurissante Japantown, le tracé d’une belle rue sinuant entre les blocs bétonnés de Kabuki, les courbes fines des rails aériens, ou plus massives des échangeurs routiers ; ou encore dans le désert, un champs d’éoliennes grignotées par la rouille, les montagnes de déchets d’une décharge sauvage, ou l’hallucinante succession de serres industrielles s’étalant à perte de vue.


L’inventaire des beaux lieux et points de vue à tomber, qui font se sentir totalement ailleurs, ne suffirait pas à exprimer notre emballement : il faudra l’éprouver in situ pour saisir l’effet produit par ce perpétuel jeu de lumières, de volumes et de lignes, arrangeant une infinité de tableaux spontanés dans la profondeur de champ. On ajoutera simplement que nos quelques 60 heures sur le jeu n’ont pas suffit à éroder le plaisir des promenades, l’enchantement d’une simple marche sur un trottoir en cœur de ville, les palpitations d’une traversée au passage piéton devant le museau des voitures, dans l’ombre ray tracée des gratte-ciels. On évoque le ray tracing, car il n’est pas qu’une coquetterie : sa gestion nuancée des lumières joue un rôle essentiel dans la beauté des moments, du soleil de midi irradiant les surfaces blanches de son éclat brutal, à celui du couchant magnifiant les panoramas de sa lumière chaude, bientôt remplacée par celles blanchâtre des lampadaires ou criarde des néons. Ici se joue la « magie » de l’expérience Cyberpunk, dans cette rencontre entre un décor magnifiquement composé et une lumière toujours changeante, source de visions émergeantes qui ne relèvent pas du spectacle programmé mais d’évènements singuliers, pour ainsi dire « physique », d’autant plus frappants qu’ils semblent surgir au hasard de notre passage, au bon endroit et au bon moment, sous une lumière fugace.


Certes, on aurait souhaité que la part narrative du jeu s’empare plus complètement de ce monde, qu’elle y enracine plus fortement ses intrigues, qu’elle nous fasse, par exemple, visiter d’autres structures que ceux de la seule corporation Arasaka – les Militech, Petrochem et autre Biotechnica resteront à la lisière de l’histoire, tout comme leurs beaux édifices -. Le Cyberpunk de nos rêves aurait aussi tenu un propos plus tranché sur l’enfer d’un capitalisme terminal, et nous aurait permis d’y tailler une partie plus singulière, sans doute moins complaisante avec un « état des choses » présenté comme immuable (le monde reste le même à la fin). Mais quand bien même il se résumerait à un walking sim de luxe, à un jeu de promenades urbaines guidées par des missions et récits à l’intérêt pas toujours évident, le vertige visuel qu’il suscite et la compulsion photographique qu’il ne cesse de déclencher doivent être reconnus pour ce qu’ils sont : les signes d’une expérience inédite, une sorte d’épopée de la curiosité et du regard, dans un monde virtuel saturé de prouesses artisanales et d’intentions esthétiques parfaitement accomplies.


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Benetoile
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le 23 déc. 2020

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