Among the Sleep
5.7
Among the Sleep

Jeu de Krillbite Studio (2014PC)

Ce qui est bien avec les plates-formes de financement participatif, c'est qu'elles permettent de faire émerger de nouveaux talents. Ce qui est moins bien, c'est qu'elles permettent à des feignasses de sévir en toute impunité sur la simple base d'une publicité réussie, ce qui, on le reconnaîtra, est l'argument le plus seriné aux étudiants d'écoles de game design, et aussi celui qui est le plus pris au sérieux par cette frange de développeurs indépendants qui ont grandi avec Internet et qui ont compris qu'un buzz suffit parfois à faire un succès. Among The Sleep tombe en plein dans cette deuxième catégorie, avec des promesses alléchantes qui s'écroulent au bout d'un quart d'heure de jeu. C'est la douche froide, surtout à un tarif aussi délirant : une vingtaine d'euros pour moins de deux heures de jeu, et, surtout, deux heures de jeu sans (presque) rien de bon à l'intérieur. Among The Sleep est donc (supposément) un jeu d'horreur en vue à la première personne dans lequel on incarne un bébé de deux ans. Tout l'intérêt du jeu, et aussi toutes les raisons pour lesquelles quelques milliers de backers se sont pressés autour du projet, résident dans ce pitch simple mais intéressant. Les dix premières minutes sont très encourageantes, dans lesquelles on découvre ébahi nos petites mimines de bébé, un body awareness vraiment impressionnant, et, surtout, une scène d'ouverture marquante dans laquelle on avale à la première personne des morceaux de gâteau sous l'œil amusé d'une maman qui s'amuse à "faire l'avion". Tout est là : la sensation profonde d'incarner un bébé, l'inquiétude bizarre que quelque chose ne tourne pas rond (maman s'éloigne à plusieurs reprises, appelée par de mystérieux inconnus - le père absent ? un importun qui viendrait menacer la propriété exclusive du bébé sur sa mère ? On veut immédiatement garder cette maman pour soi, et le seul fait de la voir s'éloigner provoque chez le joueur un léger sentiment d'abandon et de jalousie). On devine dans cette introduction parfaite déployée sur cinq minutes les promesses merveilleuses d'une simulation de pervers polymorphe, on espère le soulèvement de questions morales couillues, et, bien sûr, vu qu'on joue à un jeu d'horreur, on espère avoir peur.

Douche froide : passées les cinq minutes d'introduction, le jeu abandonne tous ses préceptes, renie toutes ses promesses, comme s'il estimait qu'avoir attiré le joueur dans ses filets était suffisant et qu'il ne lui devait désormais plus le respect dont il s'était jusqu'ici acquitté. Technique putassière et malhonnête dont sont malheureusement coutumiers un certain nombre de projets crowdfundés (dont un récent "Sir, You Are Being Hunted" éminemment bidon), qui fuient comme des couards aussitôt la levée de fonds réussie et la notoriété établie. Il faut observer avec quelle nonchalance et quelle absence de scrupules les développeurs foutent en l'air leur idée initiale, et leur argument de vente. Premièrement, la sensation d'incarner un bébé s'estompe intégralement passée les cinq minutes d'introduction. Les décors n'évoquent en rien l'enfance : marécages, cabanons en ruines, immenses bibliothèques, on pense davantage à Amnesia ou à n'importe quel jeu voulant faire peur. Les développeurs ont jeté ici et là quelques cubes et autres chevaux à bascule pour donner l'illusion d'un monde sorti de l'esprit d'un bébé, mais la vérité est toute autre : les niveaux d'Among The Sleep sont identiques à ceux de n'importe quel autre jeu d'horreur. La narration, quant à elle, ne rejoint ni de près, ni de loin, une quelconque vision de la toute petite enfance, particulièrement dans la mesure où le joueur est accompagné par un sidekick qui passe son temps à parler (depuis quand un bébé de deux ans comprend-il le langage des adultes ?). Surtout, le côté extrêmement concret et réaliste de la progression est totalement hors-sujet. Pousser des caisses pour résoudre des énigmes, ouvrir des tiroirs pour les escalader, se cacher sous des armoires pour éviter le croque-mitaine : c'est bien simple, on ne croit pas une seule seconde qu'il puisse se passer des choses aussi terre-à-terre dans la tête d'un bébé en train de rêver. Il y a bien une poignée de séquences oniriques, mais celles-ci ne parviennent pas à être cohérentes avec le concept (et, vu le truc, ne cherchent peut-être même pas à l'être).

Vous vouliez donc incarner un bébé ? Vous serez servi, au tout début. Le reste du jeu ne sera qu'une sorte de resucée paresseuse et approximative d'Amnesia... qui ne fait même pas peur. Ben, oui : on incarne un enfant, donc on n'a pas vraiment peur. Une nouvelle preuve que les développeurs ont fait leur travail par-dessus la jambe, puisqu'on n'a jamais l'impression de ressentir les peurs d'un enfant, ni même de mettre un doigt dessus. La symbolique, si elle existe, est totalement foireuse et vide de sens. C'est pourtant incroyablement bête : on a tous été enfants, les développeurs l'ont été, il existe de multiples façons de suggérer l'angoisse d'un enfant et on peut raisonnablement imaginer qu'un jeu indépendant disposant de fonds raisonnables, et de surcroît libéré de la pression d'un éditeur, trouverait quoi faire d'un thème potentiellement aussi fertile. Il y a bien le plan d'ouverture, bref émerveillement kaléidoscopique où le bébé regarde le monde à travers la paroi du verre dans lequel il est en train de boire : maëlstrom de couleurs, de textures déformées, à la fois inquiétant et rassurant, qui évoque autant la douceur que la menace de cet univers familier vu sous un angle nouveau. Il n'y a pas à dire, si le jeu avait maintenu le même angle d'attaque pendant toute sa durée, on aurait eu affaire à une proposition vraiment intéressante. Mais ce n'est pas le cas. Dans les années 2000, Ubisoft éditait lui-même Evil Twin: Cyprien's Chronicles, un jeu de plates-formes se déroulant dans la tête d'un enfant perturbé qui était nettement plus ambitieux sur le fond qu'Among The Sleep ; dans ce jeu, il y avait des idées, une certaine vision artistique. Les développeurs de Krillbite Studios, eux, ne semblent avoir rien de tout ça, ou du moins ne veulent pas en faire part à leur public. Ce qui est un peu dommage, puisqu'ils ont fait des promesses. Et, gros ou petit studio, quand on fait des promesses : on fait en sorte de les tenir.
boulingrin87
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le 6 juin 2014

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Seb C.

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