C’est un petit bonhomme presque anodin qu’on n’a pas vraiment le temps de distinguer au milieu de l’agitation ambiante, mais qui s’apprête à devenir le héros immense et exemplaire en qui chacun sera bientôt appelé à se reconnaître. Un mariage est célébré dans les salons luxueux d’un grand hôtel taïwanais. Le père de la famille Jian, correctement bourgeoise, nouvellement riche mais sans tapage, remonte vers sa chambre, farfouille dans sa commode et s’arrête net, perplexe : "Mais qu’est-ce que je cherche, moi ?" Cette question, tout le monde devrait se la poser en ces termes exacts. Elle est la première d’une série de problématiques que le film va formuler discrètement, humblement, en leur inventant de nouvelles issues, en élargissant toujours le champ, en réduisant les éternels renoncements à rendre compte de la complexité des êtres et des choses. Edward Yang capte une gamme extrêmement variée de sentiments et de situations universels : la nostalgie, la maladie, le désir, la peur de vieillir, la crainte de s’engager, la difficulté à communiquer, l’égoïsme, la curiosité, la culpabilité, le regret, la puissance de l’argent, l’éducation sentimentale, la quête spirituelle, le mariage en délitement, l’initiation enfantine… Autant de ressorts quotidiens dont l’ensemble finit par dessiner un vaste paysage, énigmatique et splendide. Fondée sur le plan-séquence comme dispositif de capture du temps, la mise en scène développe un romanesque horizontal et presque immobile qui fait fi de toute dynamique narrative associée à la progression des péripéties. Apparaissant sous une forme chimiquement pure, elle dénote l’assomption d’un regard qui manie la détermination et l’aléa avec une finesse inouïe. "Il n’y a pas un nuage, pas un arbre qui ne soit beau, il faut l’être aussi", dit l’un des personnages. De l’art comme remède à nos maux. Yang veut y croire et en apporte la preuve éclatante en livrant une œuvre-monde, une merveilleuse polyphonie intimiste, une saga mélodramatique en creux, une fresque pointilliste qui chuchote sa considérable leçon de vie avec une patience, une pudeur, une grâce sans égales, avec une limpidité euphorisante, aussi bienfaisante que libératoire. De fait, il n’est pas exagéré de considérer Yi Yi comme l’un des cinq ou six plus grands films éclos depuis le début de ce siècle dont on ne verra pas la fin.


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Son titre même est un programme qui, en superposant deux traits dont chacun signifie "un" dans le système d’écriture chinois, aboutit à une nouvelle unité sémantique (un-un) renvoyant à la notion d’individualité. Il désigne une juxtaposition d’histoires personnelles dont les liens (maris et épouses, parents et enfants, frères et sœurs, amis, amants, collègues) comptent moins que l’isolement définitif auquel chacun semble contraint. "Un-un" est aussi le chiffre de la modernité ayant fait la richesse mais pas forcément le bonheur de Taïwan. Il traduit métonymiquement la contradiction d’une collectivité qui ne se perçoit plus comme telle, qui a perdu ses anciens principes unificateurs et peine à en trouver de nouveaux. Construit sur un schéma narratif privilégiant le foisonnement des personnages et la fragmentation du récit, le film évoque un traité de Tao décliné dans une idéographie cubiste. L’univers y apparaît comme une donnée sans origine ni cause, qu’il s’agit moins d’expliquer que d’observer, afin de mettre en relation les composants qui le régissent tel un organisme vivant. En apparence, il a tout du classique feuilleton familial, débordant de piquante tendresse, avec banquets prétextes à engueulades et rigolades monstres, coups tordus professionnels et embrouilles sentimentales. Il s’ouvre sur une photo de famille prise un jour d’épousailles. Dans un silence gentiment dissipé, la courbe des âges ondule devant l’objectif, depuis le ventre de la femme enceinte jusqu’aux rides de l’ancêtre rêveuse. La connivence avec les habitants de la planète Yi Yi est si immédiate qu’on a d’emblée l’impression de retrouver de vieux compagnons de jeunesse. Tous ces attachants clowns tristes, animés d’une sorte de folie douce, d’une langueur drolatique, sont de grands gamins fantaisistes et taciturnes, se laissant balloter par les circonstances avec la vague certitude que les lendemains chanteront. Il y a le beau-frère jovial, plein aux as, qui laisse toujours dépasser son stylo en or de la poche de sa chemise, la mamie boudeuse qui ne dit jamais ce qui ne va pas, l’ex-fiancée vacharde avec son aigre dépit, le petit copain balourd dans son jean trop large. Et les voisins qui se disputent, et les écoliers qui rient sous cape…


De l’enfant au vieillard, de la naissance au deuil, tous les âges, tous les rites de passage, tout le nuancier des émotions figurent dans Yi Yi, suivant un mouvement qui semble calqué sur le cycle de la vie. Atomes en quête de sens, lancés dans un milieu isolé, séparé, émietté et reformulé par les impératifs de la nouvelle donne économique. Au sortir d’une ère de convulsions destructrices où ont été broyés les fondements d’une culture et d’une tradition millénaires, et qui s’est cruellement prolongée au-delà de la longue glaciation maoïste, tout est à reconstruire. C’est à Taipei que se prépare in vitro le modèle qui fera de la Chine la superpuissance du XXIème siècle et que s’expérimentent, dans un dialogue à échelle de maquette avec l’Occident capitaliste, son savoir, ses techniques et ses valeurs. En évoquant l’histoire de la famille Jian, l’auteur dépeint ainsi les amples contours d’une société tout entière. NJ, la quarantaine un peu lasse, est ingénieur en informatique et codirecteur d’une entreprise de logiciels qui s’essouffle à suivre le progrès. Centre mélancolique d’un système lunaire autour duquel gravitent les protagonistes, il semble vivre sur le mode de l’absence, comme s’il était happé par un hors-champ mystérieux. Sa fille Ting-Ting, adolescente timide, connaît ses premiers émois amoureux et éprouve une angoisse lancinante qui lui encombre l’âme. Sa femme Min-Min, dépressive, soudain confrontée au vide de son existence, cherche à se ressourcer en se cloîtrant dans un temple bouddhiste. Sa belle-mère, qu’une attaque vient de plonger dans le coma, est un pivot d’immobilité et de silence installé dans un coin de l’appartement. Elle recueille les confidences des proches qui lui parlent à tour de rôle pour essayer de la réanimer. Quant à son galopin de huit ans, Yang-Yang, c’est un irrésistible défi à l’attendrissement du spectateur le plus endurci. Véritable Buster Keaton de poche, il pose sur les adultes un regard d’espiègle sévérité, adore jeter des ballons remplis d’eau sur son maître d’école, enquiquiner les filles et protester contre l’injustice dont il est l’objet. Potache, involontairement philosophe, il photographie aussi la nuque des gens afin, explique-t-il, de leur dévoiler la moitié d’eux-mêmes qu’ils ne voient jamais. Son rapport incorruptible à la réalité implique un mimétisme innocent ainsi qu’un ensemble de tests et d’épreuves.


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Le redoublement des noms des personnages souligne les rythmes binaires qui structurent le scénario. La sphère privée répond à la sphère publique, le présent au passé (NJ rencontre son ancienne amante et tente de réinventer sa relation avec elle), le dedans oppressant (l’île, Taïwan) au dehors idéalisé (l’ailleurs, Tokyo). La vie au trépas aussi, à travers l’idée que le dialogue impossible avec la vieille dame inconsciente précipite la maturation de Yang-Yang et de sa sœur. Le cinéaste entrecroise les lignes mélodiques et ne les interrompt que pour mieux les poursuivre ailleurs, avec d’autres fils et sous d’autres coloris. Jouant fantomatiquement du plat et du profond, du lisse et du strié, des contre-jours et des surimpressions, laissant affleurer les accrocs de la narration au ras des ondes, sur une surface de verre polie et transparente, il ne cesse de faire vaciller la clarté sociologique du sujet pour y introduire une fiction plus abstraite où chacun devient un revenant hirsute exposé à la blancheur boréale des plans — cette fonction diluante de la lumière, il la partage avec Hou Hsiao-hsien. Ponts, passages cloutés, passages à niveau, bretelles d’autoroute nourrissent un admirable travail sur l’architecture du tissu urbain. Chaque recoin de Tapei semble sculpté comme une ponctuation intime, chaque surface réverbérante fait sens (baies vitrées, lavabos, meubles laqués, piscines). Lorsque Min-Min sombre en larmes derrière la fenêtre de son bureau, les phares des voitures se reflètent sur son corps secoué de spasmes. Leur trajet rectiligne suit le chemin de son aorte, et un feu rouge clignote nerveusement à l’emplacement de son cœur. Plus tard, alors que Yang-Yang dévore des yeux sa camarade de classe pendant la projection d’un film sur le climat, la fillette a le tee-shirt imprimé par les images d’orage, sa tête se découpe sur l’écran en proie au vent, au tonnerre et aux éclairs, expression involontaire de la tempête intérieure qui secoue le garçonnet dans l’obscurité de la salle. Cette ombre chinoise, l’un des plus beaux coups de foudre jamais filmés, donne autant de frissons que la porte de la chambre d’hôtel se refermant après une poignante déclaration d’amour et séparant douloureusement l’homme et la femme qui n’auront été ensemble qu’en se perdant de vue. Si Yi Yi est un film diurne, il renferme en son sein un noyau de nuit farouche.


Avec la rigueur de l’ingénieur et la sensibilité du poète, Yang saisit à vue les instants d’inattention, d’oubli, de distraction, de blocage sur lesquels se fondent souvent les malentendus. Il interroge la propagation des codes sociaux et les divers mirages d’une liberté plus caressée qu’accomplie. Tout se double, se fend, se répète, circule avec un sens de l’équilibre miraculeux, dans une sympathie profonde, une superbe communauté de soucis et d’attitudes. Ainsi, au moment où NJ retrouve Sherry et, avec elle, les gestes qui avaient accompagné la naissance de leur histoire, Ting-Ting vit de la même manière sa première fois. Les images se chevauchent et se superposent dans un montage parallèle entre Taipei et Tokyo, faisant jouer simultanément un saut dans le futur et un retour dans le passé. La vie chez Yang n’est donc pas un roman mais un palindrome qu’on peut lire indifféremment à l’endroit et à l’envers. Nulle facilité symbolique, aucune ficelle larmoyante ne vient ternir la démarche d’un artiste qui se pose en observateur attentif, chaleureux, pétri de lucidité et de bienveillance. Enveloppés dans la ouate de la caméra, ses personnages vibrants font tous acte de foi en la vie, murmurent leurs blessures du cœur en témoignant d’une sincérité qui fait chavirer le nôtre. C’est sans résignation, mais avec sérénité, que NJ prend conscience qu’il n’y a pas de seconde chance, que l’on ne réécrit pas son destin. À la fin, la grand-mère semble s’éveiller, c’est impossible sans doute mais, pour sa petite-fille rassérénée, on la voit façonner un papillon de papier. Désormais, elle peut partir. Dans la chambre vide, le papillon est resté, venu de nulle part sinon de son absence, de son mutisme et du sommeil de l’adolescente, minuscule trace qui rappelle la fleur dont Borgès avait fait un souvenir ramené de la traversée du paradis. Quoi de plus consolant que cette preuve irréfutable et légère de l’existence des morts ? L’humanité ne se reconnaît que dans sa sollicitude réfléchie pour les autres. Entre la dérision et la gravité de son expérience, l’espoir infini et le remords éternel, le film se clôt sur ce mystère, non sans nous avoir ouverts à lui.


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Thaddeus
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le 1 sept. 2019

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