Trois ans après le chef-d’œuvre Ready Player One –notre film préféré de l’année 2018, et l’un de nos favoris de la décennie passée – le maître Spielberg nous revient avec un bien curieux projet qui avait, avouons-le, de quoi faire peur. Qu’allait-il faire dans cette galère de revenir vers le musical de Broadway dont la première adaptation cinématographique est déjà l’une des plus célèbres comédies musicales de l’Histoire d’Hollywood ? Qu’allait-il en faire ? Un chef-d’œuvre tout simplement, et, de nouveau, notre film préféré de l’année tout juste achevée.


Plus d’un mois après sa sortie, tout a été dit sur West Side Story de Steven Spielberg. Beaucoup ont relevé sa beauté spectrale autant que son incroyable vitalité formelle, la fraîcheur des visages de ses jeunes et exceptionnels comédiens autant que la flamboyance de ses numéros dansants, le très fin et politique travail d’actualisation effectué avec Tony Kushner, mais aussi, surtout, l’émotion si forte qu’il renferme. Cette intense émotion est telle qu’après quatre visions, on peine encore à la dépasser et à entrer dans l’analyse. Malgré tous les commentaires à lire et écouter dans divers médias, il nous faut revenir à notre tour sur notre film préféré de l’année 2021, et essayer de déceler ce qui à ce point nous enchante, nous trouble et nous bouleverse encore dans cette énième œuvre capitale de Steven Spielberg.


Puisque tout a été dit, ou presque, commençons par le début et la fin, et par deux « à côté » du long-métrage. Le premier est parfaitement anecdotique mais ironiquement (ou tragiquement) émouvant. Ce West Side Story s’ouvre sur un logo « fantôme », celui du 20th Century Studio qui vient d’être englouti par Disney, le géant totalitaire. Il n’est pas encore question que Disney fasse disparaître ce logo, ni son inoubliable thème musical, mais cette apparition rappelle déjà que le nouveau Spielberg est le vestige d’un studio, l’un des derniers projets précédant le rachat, et cette fière affiche de son emblème semble déjà nous annoncer un objet échappé des limbes. L’autre « à côté », sans doute plus essentiel et signifiant pour Spielberg est le carton achevant un beau générique de fin réalisé par le cinéaste lui-même : « To my Dad ». C’est une dédicace connue et souvent utilisée – quelques semaines après la sortie du Spielberg, on retrouvait une dédicace du même type dans Matrix Resurrections (Lana Washowski, 2021) – et qui ne surprend pas tellement quand on sait que Spielberg a perdu son père en août 2020. Il a également révélé dans divers entretiens que c’était grâce à ce père, qu’enfant, il avait découvert le livret de Bernstein et Sondheim, ainsi que sa première adaptation cinématographique réalisée par Robert Wise. Superficiellement, on peut donc voir cette dédicace comme un simple et émouvant hommage de circonstance. Cette émotion simple est réelle et ce d’autant plus lorsqu’on pense à la relation tumultueuse qu’entretient l’œuvre de Spielberg avec la figure paternelle, tant cette filmographie est imprégnée de pères défaillants – Richard Dreyfus dans Rencontres du Troisième Type (1977), Tom Cruise dans La Guerre des Mondes (2005), Robin Williams dans Hook (1991) et j’en passe – ou même totalement absents – dans L’Empire du Soleil (1987) ou E.T. (1982).


Cette absence est encore plus frappante dans West Side Story, et cela donne une portée particulière à cette dédicace finale. En effet, en comparaison avec le film de Wise, Spielberg efface méticuleusement ici toutes les figures paternelles. Chez Wise, les amants évoquent sans cesse la menace de parents qui pourraient les surprendre (on les entend même parfois derrière une porte), ici, presque aucune mention n’en est faite, si ce n’est au cours d’une dispute entre Maria et Bernardo – cette dernière affirmant qu’elle fut la seule à s’occuper de leur père malade – ou dans une scène décisive et totalement nouvelle où Riff achète un revolver dans un bar – « tu me rappelles tellement ton père » lui dit le tenancier – mais cette absence n’est pas la plus notable. En effet, il y a un geste plus fort encore – sans doute le plus beau, et ce pour de multiples raisons – qui définitivement efface le père de la diégèse. Dans l’œuvre originale, Tony vit sous la protection de Doc, un vieil homme tenant l’échoppe où il travaille et qui fait explicitement office de père de substitution pour le héros sorti de prison, l’aidant à sa reconversion. Chez Spielberg et Kushner, Doc a disparu, remplacé par sa veuve, le superbe personnage de Valentina, incarné par Rita Moreno, inoubliable interprète d’Anita dans le film de Wise – et l’une des seules portoricaines du casting du 1962. Retrouver Rita Moreno est évidemment bouleversant, non seulement parce qu’elle apparaît là comme le vestige d’un cinéma disparu, mais aussi parce qu’il semble que c’est en elle que Spielberg médiatise son propre regard. Moreno chante Somewhere, sublime morceau de la bande-originale normalement dédié aux jeunes amants, vers la fin du film, alors à la recherche d’un endroit protégé du monde et de ses conflits, « A place for us ». Quand Valentina entonne cette mélodie, il n’y a pas dans sa voix l’espoir d’une jeunesse, mais plutôt le poids du temps passé à espérer cet endroit, et à ne jamais le trouver. Cette voix n’est pas sans résignation, alors que le personnage lui-même a pu rêver à une réconciliation, bien qu’elle soit consciente du caractère exceptionnel de son mariage mixte. Valentina ne s’y est jamais trompée, les Jets, comme les autres Gringos ne l’acceptaient que parce qu’elle avait épousé un Gringo.


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PjeraZana
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le 7 févr. 2022

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