Wanda
6.8
Wanda

Film de Barbara Loden (1970)

Depuis La nuit du chasseur, toute oeuvre unique acquiert une aura particulière et Wanda ne fait pas exception : un film phénomène, se dit-on sous le manteau entre cinéphiles.


Disons-le d'emblée, cette réputation est méritée à nos yeux car unique, le film l'est aussi par sa singularité. On pense certes à Cassavetes, avec le grain de l'image et l'utilisation de la caméra à l'épaule qui donnent un ton documentaire. Mais Barbara Loden fait entendre une petite musique bien à elle. Tout en montrant des qualités étonnantes de mise en scène.


Wanda s'ouvre sur un paysage de mines de charbon, donnant le ton du film : on ne nous montrera pas l'Amérique glamour mais le pays sordide et misérable. Barbara Loden tourne résolument le dos au système Hollywood. Un système qui l'a broyée, lorsque son mari, Elia Kazan lui préféra Faye Dunaway, découverte dans Bonnie & Clyde. Ironiquement, Barbara Loden nous propose donc son propre Bonnie & Clyde, amer et désenchanté. Comme un clin d'oeil acerbe à Kazan qui, pourtant, l'aida à financer son film - par mauvaise conscience ?


Des mines, on passe à un intérieur peu ragoûtant, avec une vieille, un bébé tout seul, une tête blonde qui se dresse (belle image). On croit qu'il s'agit de Wanda, mais surprise, celle-ci dormait sur le canapé ! Tensions avec l'homme qui part travailler. Le film sera rêche, nous indique cette ouverture. Wanda semble complètement dans le coltard, ce que va confirmer le reste du film, parfois avec humour. Une femme "flottante" comme dit Elia Kazan, de ces femmes qui semblent toujours incapables de s'affirmer, de prendre des décisions. Ce dont les hommes - lorsqu'elles sont jolies - abusent bien entendu. Le film ne passera pas cette réalité sous silence.


On suit ensuite une petite silhouette blanche qui marche au milieu de cette immense mine de charbon. Et ça dure, ça dure, première audace - on est chez Béla Tàrr ? Aux USA bien plus que chez nous, celui qui marche est un moins que rien (certains appellent même les flics quand ils voient marcher quelqu'un dans la rue !). Cette longue scène exprime donc merveilleusement la situation de cette femme.


On apprendra qu'elle se rend au tribunal qui doit décider de lui enlever la garde de ses enfants. Le mari, lui, s'y rend en voiture, avec sa nouvelle compagne (et pan sur le bec d'Elia Kazan encore). Wanda y va en bus, un plan d'elle à l'arrière sans aucun autre passager nous dit bien sa solitude. Elle arrive en retard, car elle n'est jamais en phase avec la société... avec ses bigoudis sur la tête : une idée toute simple et formidable, pour exprimer là aussi le déphasage de Wanda, mais aussi son refus de se plier aux convenances. Elle ne se défend pas car, et c'est ce qui fera hurler les féministes de l'époque, Wanda n'est pas une battante : elle accepte ce qui lui est donné le plus souvent sans protester. Ainsi, lorsque Mr Dennis la giflera, elle ne hurlera pas, se contentant de protester mollement : "pourquoi vous m'avez frappé ? ça fait mal...". Réplique savoureuse.


Revenons au tribunal : Wanda n'a pas un regard pour ses enfants et ne cherche pas à en obtenir la garde. En cela, le film se montre féministe, osant mettre en scène une femme qui - comme le font les hommes depuis la nuit des temps - assume d'abandonner son rôle de soin des enfants. On pense au film River of grass, de Kelly Reichardt, qui sortira 25 ans plus tard et qui présente quelques points communs avec Wanda : femme non conformiste, cavale de deux losers qui se termine mal pour lui, pas de relation amoureuse entre l'homme et la femme. Une influence ?...


Après s'être laissé volontairement dépouillée de sa progéniture, Wanda va s'abandonner au premier homme venu, dans un café. Ellipse totale sur la traditionnelle drague, que n'aurait pas manqué de nous montrer un film plus classique : on passe de cet homme très peu séduisant disant à Wanda qu'il va payer son verre, à celle-ci nue dans une chambre d'hôtel - toujours sordide. L'homme cherche à décamper sans réveiller sa maîtresse, et pan sur le nez des hommes et leur lâcheté légendaire. Nouvelle surprise : cette attitude méprisable ne décourage nullement Wanda, qui s'habille en vitesse pour le rejoindre dans sa voiture. Un peu plus tard, arrêt à un magasin de glaces, on devine que l'homme a demandé à Wanda d'aller en chercher. C'est là qu'il l'abandonne, donnant lieu à une scène poignante, avec en fond la mine de charbon : Wanda interdite, comme frappée de stupeur, ayant pour seule consolation cette petite glace qu'on lui tend. Aucun pathos, beaucoup de force.


Après s'être fait voler son argent au cinéma, Wanda entre dans un bar, comme à chaque fois qu'elle se sent perdue, décontenancée. Là, nouvelle scène formidable, avec cet homme qui attend avec anxiété que cette femme sorte des toilettes. On croit qu'il s'agit du patron du bar, qui veut simplement fermer. Détail cruel, c'est l'absence de serviette aux toilettes qui va nous permettre de comprendre qu'il s'agit d'un gangster qui a bâillonné le barman ! Un gangster très peu sexy là encore, plus un look de comptable, toujours bien dans le parti pris du film.


Une cavale commence donc, de trajets en voiture en piaules minables. L'homme se montre constamment brutal avec Wanda, mais celle-ci continue de se comporter avec un désarmant consentement. Mr Dennis lui impose la robe, les talons et le chapeau, agacé qu'il est par sa coiffure indomptée. Le couvre-chef ridicule qu'elle trouvera rappelle les bigoudis des débuts. Wanda est mal à l'aise dans cet accoutrement, notamment avec les chaussures à talon. Mais elle obéit, peut-être tout simplement parce que cette relation avec ce malfrat un peu minable vaut mieux que son statut antérieur de "morte-vivante". D'ailleurs, lorsque Dennis lui dira "tu n'as encore rien fait dans ta vie ; mais ça, tu vas le faire", Wanda va prendre très à coeur de bien faire. D'où son désarroi lorsqu'elle apprend que son complice a été tué. Oui, car Norman Dennis s'est résolu à embaucher cette fille fantasque, devant le refus d'un loulou de participer car "trop risqué" (autre belle scène où Wanda est couchée en fond d'écran entre les deux hommes devant qui discutent). Passage chez le banquier pour y déposer une bombe factice et s'assurer ainsi de sa docilité. Le montage alterné ensuite entre Dennis à la banque et Wanda qui se fait arrêter par un flic parce qu'elle a fait demi-tour au milieu de la rue, est savoureux. On est là en plein film noir, avec l'alarme qui se déclenche, les flics qui déboulent en nombre. Barbara Loden passe ainsi de Cassavetes à Huston avec une aisance remarquable.


Après le braquage qui a mal tourné, où aller sinon dans un café, où elle se fait bien sûr draguer ? S'ensuit une tentative de viol dans une voiture. Oui, tentative car cette cavale a changé quelque chose en Wanda : là où elle couchait avec le premier venu ou se laissait caresser les cuisses dans la voiture, elle proteste et s'échappe. La scène finale nous la montre entourée de nouveaux compagnons, l'ultime image la figeant tirant sur sa cigarette. Ce qui douche un peu le timide happy end qui pouvait s'esquisser.


Wanda réussit à nous faire entrer dans l'intimité d'une femme. Elle nous parle d'elle-même, mais aussi de l'Amérique, lui tendant un miroir peu flatteur, et du cinéma, avec toute sa violence. Ce film nous parle, avec à la fois beaucoup d'audace et une grande délicatesse, de la fragilité, de sa beauté incertaine, menaçant de vaciller à chaque instant. Merci à Isabelle Huppert de nous avoir dévoilé ce joyau. Bonus du coffret DVD - dont cette critique reprend moult éléments - chaudement recommandés.


8,5

Jduvi
8
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Créée

le 10 juil. 2020

Critique lue 213 fois

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Jduvi

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