Il y’a des films comme ça qui vous prennent sous leurs ailes dès les premiers instants. Des films dont l’on comprend tout de suite qu’ils renferment un joyau secret. A la fois lumineux et tragique. Quelque chose qui vous berce et qui vous perce le cœur. L’ouverture de The Deer Hunter (1978) de Michael Cimino : la guitare de Stanley Myers, une petite bourgade industrielle de Pennsylvanie, la chaleur de la sidérurgie, un groupe d’amis, un bar, Can’t Take My Eyes Off You et un mariage. Tout cela est si saisissant, et pourtant capté de la plus simple des manières. Quelle beauté des instants et du quotidien. John Ford (encore et toujours) fût déjà inscrit dans ces étincelles de cinéma : une communauté, un bal, des danses, des rires et subitement l’image prend un volume phénoménal. Elle opère déjà là la magie, au creux de la simplicité. Puis on pourrait regarder The Deer Hunter sans le son. Juste les images qui défilent, ce témoignage de tranches de vie, les rituels, la ferveur de la célébration, l’obscurité qui s’abat sur les personnages encore ivres, les allers-retours entre la Pennsylvanie et le Vietnam, le déchirement d’une communauté, les regards calmes puis hantés, le geste impossible pour ramener Nick à la maison. Mais finalement, où est cette maison ? Déjà dans The Searchers (1956) de Ford, la maison était difficile à saisir : Ethan (John Wayne) ramène Debbie (Nathalie Wood) au foyer comme tant espéré, et pourtant celui-ci repart vers l’horizon. Une marche arrière subite. Mais vers où ? C’est une évidence : Ford est inhérent au cinéma de Cimino. Comme une prolongation des idées du maitre, la communauté américaine est dans The Deer Hunter projetée avec violence vers un territoire extérieur insaisissable, bouillant de conflits (le raccord vertigineux entre la Pennsylvanie et le Vietnam). Elle est projetée par des forces invisibles, jamais évoquées du film, dont le drapeau américain accroché au mur et les médailles pendantes au manteau resteront les seuls repaires. La communauté, un temps forte, soudée, vivifiée par la célébration interne, la pratique et la foi de ses territoires, devient subitement fracturée. Elle ne se comprend plus. Entre ces deux temps : un gouffre. Un voyage au cœur des ténèbres pour reprendre le livre de Joseph Conrad. C’est le Vietnam, ou la guerre saisit par Cimino de la manière la plus forte. De la manière qui renforce le simple – et profondément titanesque - pouvoir des images propres à The Deer Hunter : le champ de bataille synthétisé en une grande partie de roulette russe. Le jeu du quitte ou double. Un inconnu, une balle, une chance sur deux. C’est ça la guerre, dans son absurdité, son horreur et son addiction la plus totale. Mais cette fois-ci, le conflit ne s’inscrit plus dans le champ d’à côté, motivé par la défense de ses terres propres comme la folle résistance des habitants de Drums Along the Mohawk (1939) défendant le fort – et l’idée patriotique – assiégé par une ordre d’indiens et de conservateurs britanniques obscurs. Ici, la guerre est à l’extérieur. L’ennemi et les terres sont invisibles de sa contrée natale. Les motivations sont imperceptibles. Elle se dévoile ainsi peut-être là la seconde maison. La Pennsylvanie de l’enfance n’est plus le seul foyer. La guerre dérègle l’esprit et créée un nouveau noyau. Si Nick semble avoir choisi sa maison, un regard vide au cœur de la moiteur Vietnamienne, qu’elle est celle de Michael (De Niro) ? A son retour en Pennsylvanie, ce dernier est désaxé. Pris dans un décalage insaisissable : un pied dedans (Meryl Streep), un pied dehors (l’isolement, le voyage retour pour ramener Nick). Dans ce désaxage total à la double force d’attraction, comment reconstruire le groupe et la foi d’antan ? Comment peut-être revivifier une certaine insouciance ? Il y a à la fin l’hymne américain chantonné, puis on trinque : « To Nick ! ». Ce chant, c’est aussi un drapeau, un pays, une idée à double face : destructrice et fédératrice. C’est l’abysse tragique que creuse Cimino. La puissance Fordienne continue de raisonner.

RemiSavaton
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le 2 nov. 2023

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Rémi Savaton

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