Œuvre majeure du cinéma japonais, et œuvre majeure dans la carrière du cinéaste majeur qu'est Yasujirō Ozu, Voyage à Tokyo est, dès son titre, un film d'une grande épure dans lequel le cinéaste ausculte avec le systématisme esthétique qui est le sien la décomposition subtile et progressive du tissu familial pourtant socle solide de la société japonaise.


Au départ description d'un quotidien banal, le film se fait peu à peu examen du dérèglement de cette mélodie et des chorégraphies dans les intérieurs symétriques qui l'accompagnent, qu'Ozu cadre d'ailleurs à la perfection (avec ses plans en ras de sol).
Sur l'étendue qui est la sienne (2h16 de minimalisme), le film délivre petit à petit la violence sourde et froide qu'il porte en lui et se transforme en puissant drame sur l'hypocrisie familiale, le deuil et la vieillesse. Sans jamais virer au jeu de massacre et sans ironie, Ozu, à travers les personnages des grands-parents, dénonce avec une naïveté désarmante et toujours déchirante les maux quotidiens du Japon des années 1950 ; le travail qui se fait plus important que le soin qu'on porte à ses proches, le spectre d'une guerre encore récente (et, particulièrement au Japon, qui vit deux de ses villes innocentes soufflées par des bombes atomiques) qui hante toujours les esprits, les villes qui s'industrialisent (les plans d'opposition entre les tours d'usines d'un Tokyo encore si bas et les rivages arborés de la petite ville côtière d'Onomichi), le temps qui passe, et les enfants devenus adultes qui s'éloignent de leurs parents.
La violence de ce constat, pourtant commun à toute famille, est d'autant plus intense qu'elle est toujours estompée par la lecture en premier degré des événements du récit, et la beauté bouleversante de certaines séquences qui voient de simples déclarations d'amour devenir d'immenses moments de cinéma, avec quelques sommets particulièrement remarquables, comme cette scène où la mère se souvient du fils et la veuve du mari tombé au combat et dont l'absence, huit ans plus tard, est toujours aussi terrible.


Tout n'est qu'humilité et douceur dans ce film qui jamais ne juge, et toujours montre simplement la mort progressive de relations, la collision entre adultes trop occupés à gérer leurs affaires et vieillards pour qui la vie n'est que lenteur (il faut voir avec quel soin ils plient leurs bagages au début du film), bonheur et qui, avec une résignation toujours optimiste, une joie jamais déçue, se rendent bien compte que leurs enfants ne les aiment plus vraiment. Des parents qui, abandonnés par les leurs, vaquent donc à leurs occupations, déjouant les plans qu'on leur impose, s'improvisant jeunes à nouveau le temps d'une cuite au bar avec les vieux copains, redevenant des enfants turbulents, ou trouvant refuge chez la fille qu'ils n'auront jamais, Noriko, la belle-fille dévouée.


Bien qu'il perde parfois en émotion par ses longueurs et par ses explicitations finales, Voyage à Tokyo est un grand drame, épuré et dépourvu de l'humour goguenard que l'on retrouve pourtant souvent chez Ozu, qui marqua définitivement l'histoire du septième art et fit de son réalisateur l'incarnation du cinéma de l'intime et du clan, de l'apaisement et de l'acceptation comme solution face la douleur.
Un cinéma exigeant malgré son évidente simplicité, déroutant pour nos esprits cyniques d'occidentaux, un cinéma qui coule, comme écrit sur du papier à musique, et qui délivre, en des gestes de cinéma humbles, des instants de pure beauté et d'émotion fragile qui foudroient instantanément un spectateur qui n'a pour réponse, bien démuni qu'il est, plus que ses larmes à laisser couler.


"Soigne tes parents avant l'enterrement. Quand ils sont dans la tombe, tout est inutile."

Créée

le 28 avr. 2021

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Charles Dubois

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