De l’indissociable à la dissolution

 On connaît, on aime ou déteste Gaspar Noé (27 décembre 1963, Buenos Aires -) pour son sens de l’extrême, son jusqu’au-boutisme. Les camps étaient d’autant plus partagés autour de lui qu’il explorait volontiers la violence, la sensualité, la sexualité. Toutes thématiques ambiguës par essence, provoquant aussi bien attirance que répulsion. Avec « Vortex », il semble qu’un tournant se prenne : tournant vers la gravité, l’austérité plus que le sensationnalisme ; l’audace, cette fois, porte le réalisateur à braquer son objectif, et même ses objectifs, vers ce que la société ne veut pas voir, vers ce dont elle détourne les yeux. Lui rivera les deux siens sur ce que l’on nommait autrefois l’« âge de décrépitude »…

Pour mieux faire saillir la cruauté de cette décadence, il met en scène deux monstres sacrés du cinéma : Françoise Lebrun (18 août 1944 -), l’égérie de la Nouvelle Vague grâce à son rôle dans « La Maman et la Putain » (1973), de Jean Eustache ; Dario Argento (7 septembre 1940, Rome -), le pape du giallo italien. Tous deux incarneront des intellectuels, elle, ancienne psychiatre, lui, ancien historien du cinéma, rassemblant toutes ses forces dans l’écriture d’un nouveau livre portant, significativement, sur les liens unissant les rêves et le septième art. Or la réflexion selon laquelle la vie serait « un rêve dans un rêve » revient à plusieurs reprises au sein de ce couple infiniment proche, et cependant malmené par la maladie et la mort déjà en travail.

« Mais la vie sépare ceux qui s’aiment

Tout doucement, sans faire de bruit

Et la mer efface sur le sable

Les pas des amants désunis »

De fait, comme dans les douloureuses paroles écrites pour Montand par Prévert et Kosma, elle s’enfonce et se perd peu à peu dans le labyrinthe d’Alzheimer, lui n’est pas moins menacé par les problèmes cardiaques qu’il couve en sa cage thoracique. Bien vite, après quelques plans survolant la ville, l’appartement élevé, puis le lit conjugal qui rassemble le couple endormi, une ligne verticale glisse silencieusement le long des corps du haut vers le bas, instaurant une coupure qui sera définitive et partagera l’écran en deux plans, chacun centré sur l’un des deux membres du couple. Idée géniale, infiniment féconde, permettant à la fois de contourner l’ennui nécessairement soulevé par la représentation d’activités quotidiennes et anodines se déroulant en parallèle, chacun dans son univers ; d’illustrer la triste « séparation » instaurée par « la vie », même conjugale, chacun restant malgré tout seul dans son corps ; et de jouer de certains plans non moins géniaux, lorsque, par exemple, une scène rassemble les deux membres du couple et que les deux plans n’illustrent plus que deux points de vue, distincts mais focalisés sur un même objet, et qu’une main qui se tend vers l’autre semble n’en plus finir de l’atteindre, puisque la coupure des plans dissocie ce mouvement tentant une jonction.

Mention spéciale, également, aux décors de Jean Rabasse, qui créent un petit appartement parisien pouvant reprendre à son compte les vers de Baudelaire :« J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.

Un gros meuble à tiroirs encombrés de bilans,

De vers, de billets doux, de procès, de romances, […]

Cache moins de secrets que mon triste cerveau ».

Ici, figurant cet entassement de souvenirs, cette vie longue, ce sont les livres, les DVD, les cassettes, sagement alignés sur des étagères, ou bien dangereusement empilés et menaçant ruine, à l’image de leurs propriétaires. Un appartement que l’image de Benoît Debie, mais aussi le montage du scénariste-réalisateur, à ce poste secondé par Denis Bedlow, s’emploient à rendre totalement labyrinthique. Si le spectateur a vaguement conscience que le domicile est vraisemblablement en U, organisé autour du joli balcon aérien qui rassemble parfois le couple, il lui serait impossible de dessiner de bout en bout la disposition des pièces. Dès qu’un début de repérage parvient à s’esquisser, il est aussitôt savamment brouillé par les plans et mouvements suivants. Volonté délibérée de happer le spectateur dans cette sensation d’une perte de repères, d’une désorientation. Image du labyrinthe qui s’illustre aussi superbement dans l’une des scènes initiales, lorsque la femme erre dans des magasins et des arrière-boutiques qui semblent autant de pièges à rats. Monde qui se défait, se démantèle, pendant que, dans l’écran voisin, l’homme tente de donner corps à son nouveau livre.

Car le partage en deux plans ne dit pas seulement la coupure, il place aussi l’ensemble du film sous le signe du deux, le signe du couple, le signe des deux yeux qui portent un regard. Et cette disposition double empêche justement de regarder ailleurs, puisque, si le regard se détourne et se porte ailleurs, l’autre écran le reconduit à la situation qu’il a cherché à fuir.

Un jeu de double qui se fait déchirant, lorsque l’un des deux écrans est envahi par un blanc lumineux qui ne tarde pas à virer au noir absolu, disant de façon aussi inexorable que poignante la disparition de l’autre et le manque qu’il crée, le déséquilibre insupportable qui s’instaure. Le personnage du fils, lui aussi fragile et menacé par ses addictions, superbement campé par Alex Lutz, s’est bien glissé par moments dans ce duo et emplit parfois l’un des deux écrans, mais il ne saurait combler l’absence.

Dans ces circonstances, la mort, l’autre mort, la seconde mort, intervient presque comme un soulagement, même si elle n’en est pas moins poignante. Le tout, sans aucune musique, âprement, « tout doucement, sans faire de bruit », comme le disait la chanson. Seulement, par instants, la compagnie de la radio, et, au début, histoire de poser clairement les choses, une longue interview, en fond sonore, du psychanalyste Boris Cyrulnik sur le processus du deuil. Le fameux jusqu’au-boutisme de Gaspar Noé, revendiqué hautement.

Ce même trait le portera à achever de donner sens à son titre, initialement quelque peu énigmatique. Quelques plans silencieux, aussi immobiles que des photographies, montreront l’appartement, au départ si empli, se vider progressivement de son contenu, jusqu’à n’afficher plus que des murs nus. « Vortex ». La vie est passée, avec son effet de siphon final, effaçant jusqu’aux traces de ce qui a été.

Magistral. Poignant. On connaît peu d’aussi grands films exposant aussi crûment, et fermement, dans un parfait accord fond-forme, le tragique de l’existence. Le scandale de sa fin.

AnneSchneider
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le 5 mars 2023

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Anne Schneider

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