Le chilien Cristián Jiménez s’est fait connaître en 2009 pour Illusiones opticás, un film aussi étrange que drôle, déjà critique d’un certain dysfonctionnement de la société chilienne. Avec son nouveau film, Voix off, on retrouve, avec seulement plus de maîtrise, la même veine décalée.


Le film s’ouvre sur une scène d’accouchement que l’on peut qualifier, sans mauvais jeu de mot, d’assez tranchée. Dans cette première scène, le spectateur est emmené sur un terrain glissant fait d’une crudité frontale, et l’espace d’une seconde, on pourrait se croire dans un film de l’américain Todd Solonz, mais ça ne dure que l’espace de cette unique seconde, car le chilien a un regard très différent sur la famille, plus bienveillant peut-être, aussi dysfonctionnelle et névrotique que soit cette famille.


Sofia, une belle jeune femme un peu à l’ouest, est le pivot du récit, et de la famille. Au dessus d’elle, deux générations, sa mère Grand-mère (Paulina García, dans un rôle qui fait écho à celui de Gloria de Sebastián Lelio qui l’a révélée en France en 2013) et sa grand-mère Mami ; en dessous, deux enfants inclassables, Alicia et Roman, aussi attachants qu’énervants. A côté d’elle, une sœur, Ana, la plus rebelle et pourtant la plus pragmatique des deux, fraîchement revenue de Paris au prétexte de s’occuper de sa mère Matilda, larguée par son mari Manuel (Cristián Campos) au bout de 35 ans de bons et loyaux services.


Tout ce beau monde se côtoie dans le tumulte incessant d’une petite ville de province dans le Sud du Chili, Valvidia, où certains rêves sont permis, comme de faire la voix off pour des publicités pour Sofia, ou encore pour Antoine, la pièce française rapportée par Ana, d’éditer des grands classiques de la littérature traduits en mapudungun pour les indiens natifs du coin. Sofia, prise dans un délire mystico-ésotérique après sa séparation d’avec le père de ses enfants, a prononcé un vœu de déconnexion pour se « purifier » : plus de télé, plus de téléphone portable, plus d’internet, mais si c’est sa fille Alicia qui la connecte à Skype pour qu’elle puisse parler à sa sœur quand celle-ci était encore à Paris, si c’est sa fille qui répond aux messages de son père, et pire, si c’est un téléphone fixe, alors ça ne compte pas, le vœu est respecté. Le parti pris est donc comique, drôlatique, même si cette histoire de vœu se termine de la plus symbolique et de la plus poétique des façons. Sofia est végétarienne, ainsi que ses enfants, et là encore, la manière dont, à son approche les petits zappent rapidement une émission culinaire où on parle de la cuisson des langoustes, comme s’ils avaient regardé plutôt un film pornographique quelconque, pour revenir à un inoffensif dessin animé, cette manière est des plus exquises. Ingrid Isensee est parfaite dans le rôle de cette jeune femme vraiment perdue, plus enfant que mère, entichée d’un improbable amant et pratiquant auprès de son guru de pacotille d’ex-mari un chantage affectif au chien.


La force du film de Cristián Jiménez est l’incroyable caractérisation des personnages de la famille, tant en qualité qu’en quantité. Sans que cela n’ajoute quelque de chose de spécial à l’intrigue, mais sans que l’absence d’un seul d’entre eux ne soit envisageable, tous les personnages vivent pleinement dans Voix off, de l’aïeule férue de web tech, à Matilda davantage tournée vers son cabinet de dentiste que vers ses filles, jusqu’aux enfants qui jouent de vrais rôles entiers et pas uniquement décoratifs comme on peut en trouver dans nombre de films : le cinéaste s’attarde sur leurs jeux, sur leurs chutes et leurs chamailleries, sur leur vie en un mot, dans le cadre de scènes à part entière . Même Antoine, le personnage joué par Niels Schneider, est totalement immergé dans l’ensemble chilien. Les personnages sont riches, ainsi que leurs relations, alors même si on peut craindre le surplace ou la répétition, le film a une capacité importante à captiver le spectateur.


Couche après couche après couche, le cinéaste dépose une facette nouvelle de cette famille extraordinaire, et même la manière dont Shiva, le chien de la famille s’abandonne dans l’herbe au pied de ses maîtres, et encore plus celle dont Sofia pose un pied caressant sur son flanc sont suffisantes pour montrer l’intensité des liens qui nouent les membres de la famille. Une belle image qui résume parfaitement les intentions du film au point d’en illustrer l’affiche.


Voix off est un film généreux, plus insidieux qu’il n’en a l’air. Bien qu’il ne cherche pas à expliquer quoi que ce soit, bien que les questions sont plus importantes que les réponses qui n’arrivent d’ailleurs pas forcément toujours, bien qu’il reste à distance égale de tous ses personnages, Cristián Jiménez parvient à nous attacher fortement à ces personnages imparfaits, pleins de doutes et de manquements, nos alter ego en somme. Voix off est la belle surprise de ce début d'été.


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Bea_Dls
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le 12 juil. 2016

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Bea Dls

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