Deux questions : un, que fout Gilbert Melki avec sa carrière ?, et deux, que fout le cinéma français avec Gilbert Melki ? Ce sont les deux questions que l'on se pose, et à plusieurs reprises, en regardant Vendeur, où l'un des acteurs français les plus charismatiques de sa génération trouve une nouvelle occasion de briller dans un beau et émouvant portrait d'âme fanée qui sauve littéralement son film du plantage, et fera trente-huit entrées Paris-périphérie.


Attention, qui dit plantage ne dit pas mauvais film. En plus de Gilbert Melki, Vendeur a des arguments. Son immersion dans l'univers de la vente en électroménager, plus clos et oppressant qu'on le pense, est réussie. Son sujet social, dans un cinéma français moins porté sur la chose que le cinéma anglais, par exemple, capte l'attention par son originalité, dans le sens de la rareté de son univers. La proximité de ses personnages rappelle même un peu le cinéma de Claude Sautet. Et la saveur âpre de son récit crépusculaire saisit d'entrée de jeu. Seulement voilà : ce constat prometteur s'applique essentiellement au premier acte d'un récit qui commence bien, mais s'égare assez vite, et s'essouffle piteusement avant même la fin de la course. D'où la redondance dans les louanges des critiques consacrant le personnage central de Serge et la performance de son interprète comme les seuls VRAIS arguments du film.


Une ambiance prometteuse…


On peut scinder le récit de Vendeur en trois sujets : la crise existentielle de Serge, commercial en fin de parcours qui réalise soudain combien celui-ci ne l'a mené nulle part (air connu) ; le milieu morbide de la vente, son néant spirituel (un gérant parlera de « plus beau jour de sa vie » en mentionnant celui où son magasin a fait un meilleur chiffre d'affaire qu'une enseigne concurrente), son hystérie dérisoire, sa concurrence aliénante et institutionnalisée, et ses sangsues déprimantes barbotant dans un décor sans culture ; et la relation dysfonctionnelle entre Serge et son fils, Gérald, qui ne sait pas vraiment quoi faire de sa vie, et s'imagine un temps vendeur, parce que c'est peut-être pénible, mais au moins, c'est carré, ça paie le loyer, et ça peut rapporter gros, en tout cas d'après les brochures. L'univers impitoyable à la Dallas (mais en province et avec quatre ou cinq zéros en moins), la jeunesse s'imaginant bâtir son bonheur sur la consommation, la vieillesse comprenant qu'un homme aura toujours besoin d'un peu plus : on l'a dit plus haut, air connu... mais valeur sûre en matière de dramaturgie (on pense à une sorte de neveu maléfique du Cocktail avec Tom Cruise, ainsi qu'à plein d'autres films du genre, souvent américains). Vendeur commence bien sur les trois plans : Serge, sa vie de petits comptes et de roublardises, de tabac froid et de prostituées, son passé qui ne s'exprime qu'à travers un fils pas très communicatif, intrigue d'entrée de jeu ; le personnage dudit fils, trentenaire à la normalité déprimante joué par un Pio Marmaï adéquat, intrigue aussi par la relation tendue qu'il entretient avec son père clairement absent, bourrée de non-dits et d'allusions passives-agressives ; quant à l'univers impitoyable, il nous réserve sa seule qualité, le show auquel se livrent les vendeurs-comédiens pour parvenir à leurs fins, aussi remarquable que pathétique pour ce qu'il exprime de la nature humaine. Le cynisme des dialogues résonne, les répliques entre professionnels claquent, et en arrière-plan, l'amertume de la réalité, et cette province française défigurée par l'industrialisation… L'ambiance est là, la direction critique tombe sous le sens, et l'on est prêt à entrer dans la vie de ces créatures paumées.


… pour un cinéaste pas à la hauteur


Hélas, le réalisateur-scénariste Sylvain Desclous se paume en chemin, lui aussi. Enfin, ça dépend : si le chemin du film est un mélange des trois sujets, oui, il se paume ; si le chemin est Serge et Serge seulement, au contraire, il ne perd pas la route des yeux et garde solidement le cap… mais le problème resterait le même : il ne suivrait plus que Serge, un personnage qui, au fil du récit, vampirise ce dernier au détriment de son univers impitoyable, de son thème, de son Gérald, et donc de sa relation père/fils. Le bug est nommé, qui est pourtant l'atout principal du film : Serge/Gilbert, fascinant personnage parce qu'humain jusque dans l'inhumanité, bon avec les gens mais seulement lorsqu'ils font fumer la carte bleue, répondant « rien » quand on lui demande ce qu'il pense de quelque chose, aimant déambuler de nuit sur l'autoroute à bord de son coupé sport pour « écouter le moteur », et cherchant en vain le réconfort dans les bras de prostituées pragmatiques (le personnage joué par la fille Giraudeau, décidément partout), créature en quête de rédemption, vide conscient du vide, étoile tardive dont l'éclat pâle semble avoir obsédé Desclous au point de lui faire oublier tout le reste, ou presque, en espérant peut-être que ça suffira.


Évidemment, ça ne suffira hélas pas, si brillant fût Gilbert, car un personnage seul ne peut faire un film, surtout lorsque son succès se fait au détriment du reste. À mesure que le récit évolue, passé l'excellente scène du déclic où Gérald réussit sa première vente, le traitement du sujet perd de son énergie et de sa pertinence ; le Gérald en question, gars encore une fois archi-normal dont on attendait de voir ce que Desclous allait faire pour décider si on l'aimait bien ou non, passe d'une créature neutre à une tête de noeud n'inspirant aucune empathie ; le couple de ce dernier est parfaitement survolé ; la prostituée disparait tout bonnement de l'intrigue ; et la relation conflictuelle père/fils vire à la caricature (« fils, écoute-moi, à la fin !!! » « mais nooon-euuh !!! »), alors qu'elle était censée être le cœur du film sous son carcan clinquant. Autour de Serge, tout s'épuise et horripile le spectateur, le sommaire des vendeurs, l'artificialité des crises de couple, la crétinerie de Gérald… la machine tourne à vide, et le pire est cette stérilité finit par le contaminer, LUI, à l'occasion d'un week-end un peu short avec son propre père (interprété néanmoins par le très juste Serge Livrozet), forcément l'inverse de lui, homme de la terre et de la pierre à mille lieues de l'illusion matérialiste dans laquelle survit son fils (air connu). Une mort plus tard, il devient évident que le scénario ne réservera plus aucune surprise dans son dernier tiers, dynamique mauvaise qui atteindra son climax lors d'un dénouement assez ridicule parce qu'archi-précipité et bricolé en happy end parfaitement improbable, mauvais tour donnant l'impression que Sylvain Desclous avait juste envie d'en finir pour passer à autre chose.


Au final, un coup d’épée dans l’eau


Il ne reste plus au spectateur ennuyé par cette déconvenue scénaristique d'attendre que ça passe, car il ne se passera rien d'autre, sur aucun plan. C'est là la seconde limite de Vendeur, film qui, même avec le scénario le plus solide du monde, et malgré un Melki déjà en état de grâce, n'aurait de toute façon jamais pu devenir un grand film : sa mise en scène presque téléfilmesque. On l'a écrit, le film a une véritable atmosphère, sa désolation de béton et de plastique, sa nuit triste, son paysage post-industriel, c'est bien. C'est bien, mais ça ne suffit pas, et en dehors de ça, la platitude règne. Dans son ensemble, Vendeur manque bien trop cruellement de propositions cinématographiques originales. Comme son récit, le cinéma n'y respire pas assez. Sans respiration, l'éprouvante médiocrité du décor ressort moins, et les cons comme Gérald ne sont jamais que de simples cons, alors qu'une mise en scène plus inspirée aurait transcendé leur connerie pour en faire, disons, quelque chose de plus. La maigrichonne Sara Giraudeau a un plus joli cul que prévu, mais c'est justement un peu maigre, au rayon pulsion de vie.


Au final, on tient donc un regrettable coup d'épée dans l'eau, agréable et atypique mais regrettable néanmoins, d'autant plus regrettable que des films comme Vendeur, le cinéma français n'en propose pas tous les jours (sur le thème de la vente, le film Irréprochable, avec Marina Foïs, fera bien mieux, deux mois plus tard). C'est dommage, parce qu'avec son désert urbain, ses nuits, et sa pute, Vendeur rappelle un précédent film avec Gilbert Melki, le très, TRÈS sous-estimé Le Tueur, de Cédric Anger, et on espérait une aussi belle petite surprise... À la fin, Vendeur se sera vendu cheap.

ScaarAlexander
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le 12 août 2016

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Scaar_Alexander

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