D'origine kurde, mais natif de Vienne, le réalisateur Umut Dağ signe avec Une Seconde Femme un premier film particulièrement réussi et maîtrisé qui stupéfie par la richesse de sa construction, se direction d'actrices et sa capacité à installer et à développer une ambiance tendue et claustrophobe. On a parlé plus haut d'actrices volontairement tant le film épouse le point de vue féminin dans cette histoire terrible qui vire à la tragédie et empile les drames au cœur d'un appartement qui cristallise toutes les angoisses et les tensions d'une famille d'immigrés turcs dont le chef de famille a épousé en secret Ayse, une jeune fille de dix-neuf ans, sous l'injonction de Fatma, sa première femme malade et peut-être condamnée qui organise en quelque sorte l'éducation de ses six enfants et la gestion de son foyer.

Pour mener à bien ce dessein presque machiavélique, une fausse union est proclamée entre Ayse et le fils de Fatma. Dès le départ, dans les sourires figés et contrits, dans les mines renfrognées des sœurs du marié guère réjoui lui aussi, le ver semble s'immiscer au sein de la tribu. Il n'aura de cesse de progresser et de s'étendre par la suite, provoquant crises et chutes. Si elles sont prévisibles dans l'ambiance lourde et délétère qui règne dans l'appartement viennois, elles vont prendre des chemins détournés et revêtir des formes pour le moins inattendues. C'est le premier trait de génie d'Une Seconde Femme : savoir brouiller les pistes et sans cesse nous amener sur de nouvelles. Umut Dağ travaille beaucoup sur l'ellipse qui voit la plupart des plans s'achever sur un fondu au noir, qui marque du même coup le passage du temps. Dans ces intervalles se déroulent des événements fondamentaux dont seules les conséquences intéressent le réalisateur. Le film se tend de plus en plus, jusqu'à la rupture que l'on sent inéluctable sans qu'on sache effectivement l'aspect qu'elle prendra.

Les rapports compliqués qui relient malgré elles les femmes de cette famille en quelque sorte recomposée ne cessent de fluctuer. De manière inattendue, déstabilisante pour ses filles, Fatma reçoit Ayse avec hospitalité, la prenant sous son aile protectrice, ce qui ne manque pas de susciter jalousie et rancœur. On verra que les deux hommes, le père doublement marié et le fils instrumentalisé par sa mère, deviennent les marionnettes du gynécée dont chaque élément expose une personnalité riche et complexe. La plupart des scènes se déroulent dans les pièces exigües et surpeuplées de l'appartement, transformé en décor qui exploite au mieux tous les ressorts : une minuscule salle de bains devient le théâtre de révélations dramatiques. Ce lieu étouffant qui symbolise évidemment l'enfermement de la vie des femmes est tantôt auréolé d'une lumière oblique et solaire qui illumine avec magnificence les visages altiers des occupantes et prisonnier d'une obscurité nocturne, territoire des insomnies et des tourments. La situation de la douce Ayse devient de plus en plus cornélienne, finissant par l'emprisonner et lui nier toute autre alternative. En donnant très peu d'indications géographiques, le film prend sans conteste une dimension universelle et interroge donc le thème de l'intégration, ou plus précisément celui de la place d'une famille aux traditions anciennes, sinon archaïques, au cœur d'une société moderne. Les escapades à l'extérieur de l'appartement, prison et cocon, se résument au magasin d'alimentation, autre endroit investi et géré par la communauté turque. Voilées – mais les couleurs des foulards sont éclatantes et composent des tableaux aux tons harmonieux – et dévouées aux tâches ménagères, les femmes de ce splendide film se saisissent dans la douleur et les larmes des rênes de leur existence, en croyant au final à la valeur de la famille, fût-elle bafouée ou malmenée, sans doute parce que, éloignées et ébranlées, elle apparaît comme l'unique voie, fragile mais pérenne, pour sauvegarder un semblant de dignité et d'apparence. Avant de parvenir à cette paix précaire, il aura fallu passer par des drames et des retournements de situation dont Une Seconde Femme ne cesse de scruter la genèse et l'explosion avec intelligence, application et justesse.
PatrickBraganti
9
Écrit par

Créée

le 12 juin 2012

Critique lue 549 fois

6 j'aime

2 commentaires

Critique lue 549 fois

6
2

D'autres avis sur Une seconde femme

Une seconde femme
ffred
9

Critique de Une seconde femme par ffred

Dans la lignée des films turcs allemands, en voici un autrichien qui n'a rien à leur envier. Pour son premier film, le réalisateur d'origine turque Umut Dag, élève de Haneke, nous offre un film très...

le 10 juin 2012

2 j'aime

Une seconde femme
Selenie
7

Critique de Une seconde femme par Selenie

Un thème déjà vu mais rarement avec une émotion aussi juste. Une mère de famille turque qui vit en Autriche choisit une nouvelle épouse pour son mari en prévision, elle a un cancer... Le premier...

le 6 juin 2012

1 j'aime

Une seconde femme
stephr84
8

Vie de famille

Que faire quand les relations officielles et réelles sont en décalages et qu'un événement survient? Les relations complexes de cette famille sont ici très bien présenté. Le film tient toute ses...

le 17 déc. 2021

Du même critique

Jeune & Jolie
PatrickBraganti
2

La putain et sa maman

Avec son nouveau film, François Ozon renoue avec sa mauvaise habitude de regarder ses personnages comme un entomologiste avec froideur et distance. On a peine à croire que cette adolescente de 17...

le 23 août 2013

89 j'aime

29

Pas son genre
PatrickBraganti
9

Le philosophe dans le salon

On n’attendait pas le belge Lucas Belvaux, artiste engagé réalisateur de films âpres ancrés dans la réalité sociale, dans une comédie romantique, comme un ‘feel good movie ‘ entre un professeur de...

le 1 mai 2014

44 j'aime

5