On n’attendait pas le belge Lucas Belvaux, artiste engagé réalisateur de films âpres ancrés dans la réalité sociale, dans une comédie romantique, comme un ‘feel good movie ‘ entre un professeur de philosophie et une coiffeuse, entre l’intellectuel parisien muté à Arras et la manuelle. Mais, au fait, s’agit-il bien d’une romance ? Ne serait-elle pas pour le metteur en scène de 38 témoins le prétexte à montrer les effets du déterminisme social et ses ravages dans la cellule autarcique du couple ? Plus que de lutte des classes (après tout il n’y a pas un écart du simple au double entre le salaire d’une coiffeuse et le traitement d’un prof débutant), ce sont davantage les distances d’éducation, de culture et de codes sociaux sur lesquelles se penche Lucas Belvaux. Un sujet qui passionnait le sociologue Pierre Bourdieu

En adaptant le roman de Philippe Vilain, centré sur le personnage de Clément, le prof de philo nihiliste ne croyant pas à l’amour, on a d’abord craint que le réalisateur enfile les lieux communs en caricaturant le parisien qui ne peut envisager de vivre au-delà du périphérique et la provinciale adepte des magazines people et des soirées karaoké avec ses deux collègues. Heureusement, Lucas Belvaux extrait vite de leur panoplie sur-mesure Clément et Jennifer, happés par une histoire d’amour vouée à l’échec. Mère d’un petit garçon, lassée des histoires sans lendemain, Jennifer tombe réellement amoureuse de cet enseignant pas ordinaire, doux et prévenant, mais qui ne projette rien. Jennifer tente bien de l’ouvrir à son monde (une soirée dans la boite où elle fait son numéro de chanteuse avec ses copines) mais Clément n’est pas à l’aise, il a du mal à se lâcher tandis que Jennifer peine à comprendre les mécanismes de la philosophie kantienne. Jamais de son côté, il n’amènera Jennifer à Paris, se gardant de la mêler à son monde, sans que l’on établisse qu’il agit par calcul, cynisme ou souci de la protéger et ne pas la décevoir, même si, plus banalement, le motif serait celui de l’indifférence, presque de l’étourderie. Ce n’est même pas que Clément n’ait pas de sentiments envers elle, mais, freiné par ses convictions et empêché par sa formation et sa pensée, il est incapable de donner à Jennifer ce qu’elle attend (qu’il lui parle du livre qu’il a publié, qu’il la présente à sa collègue).

En fait de romance, il s’agit plutôt d’une histoire cruelle dont le développement apparait inéluctable. Le constat est triste parce que Clément n’est pas un sale type arrogant et imbu de son savoir et que Jennifer est une fille épatante, énergique et volontaire. Mais l’amour ne résiste pas longtemps face au fossé socioculturel, qui abrite aussi bien les goûts et les références que la façon de donner un sens (ou pas) à son existence. La comédie romantique verse peu à peu dans le mélodrame, ce qui chagrine beaucoup parce que, naïvement et illogiquement, on aurait aimé y croire, parce que Émilie Dequenne est époustouflante, déterminée et fragile, et que Loïc Corbery (de la Comédie Française), regard doux et douloureux, a conscience de son impuissance. La sagesse de la philosophie et l’intelligence de celui qui la dispense butent tragiquement contre les barrières infranchissables de la différenciation sociale. En dépit de la tendresse équitable et l’absence de mépris avec lesquelles Lucas Belvaux traite Jennifer et Clément, on quitte la salle accablés : à quoi bon la culture et l’intelligence si elles ne transcendent pas les sentiments.
PatrickBraganti
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le 1 mai 2014

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