Les obsessions sont un puissant facteur artistique. Pourquoi Bresson est-il à ce point obsédé par les poignées de porte et par les mains ? Quelle que soit la réponse, cette obsession concourt à créer un style unique, reconnaissable entre tous.


Le premier plan de Une femme douce est donc une poignée de porte. Puis une porte-fenêtre ouverte, une table qui bascule, une écharpe qui vole, un corps à terre. Voilà pour le suicide de la femme.


Qu'on retrouve allongée sur le lit de l'appartement conjugal. Tout le film sera un flash back, le mari décrivant à la bonne le parcours de leur couple, qui a abouti à cela. Nous sommes chez Bresson, donc le traitement est aride : nulle psychologie, très peu de sentiments. A l'os ! Bresson ne cherche ni à nous rendre les personnages attachants, ni à expliquer le geste de cette femme. Cette femme est une énigme, et c'est ce qui l'intéresse de mettre en scène.


On va donc suivre un couple dont les rapports sont froids au possible, sauf lorsqu'ils se mettent au lit : la nuit de noce est le seul moment de joie, il y a soudain du jeu enfantin dans leurs relations. La vision très sombre que montre Bresson fait toujours merveilleusement saillir les quelques moments heureux qu'il concède - qu'on pense à la scène des autotamponneuses de Mouchette. De même, lorsque la femme enlève sa nuisette, découvrant sa poitrine, et porte sur son mari un regard chargé de désir : c'est le traitement aride du reste de leurs relations qui met en valeur ces moments.


Bresson est passé à la couleur mais on ne le regrette pas, même quand comme moi on révère le noir et blanc : son image a une texture très nette, qui me fait penser à la ligne claire de Hergé (je ressens la même chose chez Hitchcock). On retrouvera cette même image dans l'ultime opus du maître, L'argent, dont certaines scènes semblent sortir tout droit de Une femme douce (tous les rapports d'argent justement).


Le mari veut littéralement s'acheter une femme : elle n'a qu'à dire oui. Ce qu'elle fait, on ne sait trop pourquoi. Pour échapper à une existence digne de Cendrillon peut-être ? Mystérieux car la jeune femme ne montre aucun sentiment. Elle est uniquement dans les sensations : écouter de la musique, faire l'amour, ressentir le frisson du désir d'un homme au cinéma... Elle fait par instants penser au personnage de L'étranger de Camus. On ne peut pas la comprendre, autrement qu'en la réduisant à un assemblage d'os et de matière, comme le suggère la visite au museum d'histoire naturelle. Mais elle fait aussi penser à Mouchette, car comme l'enfant du précédent film de Bresson, elle ne veut pas se laisser mettre en cage, fût-ce par l'argent. A cet égard, les scènes au zoo sont significatives, avec leurs plans pris de derrière les barreaux des cages. Peut-être la femme se suicide-t-elle tout simplement pour sortir de la cage où elle se sent enfermée ? Tout comme Mouchette, là encore, qui fait le même geste à la fin ? Le châle qui vole n'est-il pas le symbole d'une âme enfin libérée ?


La femme a bien tenté quelque chose : elle va rencontrer un homme dans le XVIème arrondissement, rendant son mari fou de jalousie. A moins que la solution soit de tuer ce mari qui l'enferme ? Elle hésite, recule. Puis tombe malade, par désespoir.


Mais la force, l'originalité du cinéma de Bresson est de ne pas montrer tout cela sur le visage de ses "modèles". Le visage de Dominique Sanda, lorsqu'on le voit, est sublime de pureté, aussi indéchiffrable qu'une statue. Non, chez Bresson, tout est à l'intérieur. La douleur de la femme se focalise sur les boules dorées du lit, sur lesquels la caméra revient sans cesse. Avant de décider de se défenestrer, la femme vient s'y appuyer. La souffrance diffuse que ressent la femme est exprimée aussi par la bande son : des voitures qui passent en permanence - dans Mouchette, c'étaient des camions, plus agressifs, car Mouchette était plus violent. Le bruit des pas aussi, qui donne une sensation d'enfermement, de "tourner en rond" comme dans une cage.


C'est donc en jouant sur le cadrage, sur le son, sur le montage aussi, que Bresson suggère l'aliénation de cette femme. Il veut nous la faire ressentir de l'intérieur, sans passer par les procédés classiques du cinéma qui visent à l'identification. D'où les "modèles", à qui il demande de jouer le moins possible, ce qui dérange pas mal de spectateurs - moi y compris, parfois. Ici, Bresson pousse même l'abstraction jusqu'à ne pas nommer les protagonistes : c'est Lui et Elle.


Une femme douce, innocente comme l'était Mouchette, qui peine à habiter le monde, voilà le sujet. D'où la trilogie implicite que forme ce film avec Au hasard Balthazar (qui comportait aussi une scène de zoo) et Mouchette.


L'état intérieur de la jeune femme se reflète dans la scène de Hamlet. Mais la femme se rebelle car celle qu'elle subit est beaucoup plus insidieux que des combats d'épée ou des calices empoisonnés. C'est... plus doux. C'est... insaisissable, à l'image de la mise en scène de Bresson.


Pour qui regarde avec attention, il y a de quoi se régaler. Par exemple, un raccord entre le mari qui refuse à une pauvre femme de prendre un objet en gage et son épouse qui l'accepte : l'ellipse temporelle, qu'on ne comprend qu'après, est invisible, on a l'impression que la femme est passée d'une table à l'autre. Autre exemple, le mari monte toujours dans sa voiture par la portière droite, la caméra étant positionnée à l'extérieur gauche de la voiture. Il y a aussi les plans insistants sur la rampe de l'escalier. Tout cela donne de la personnalité au cinéma de Bresson.


Autres exemples encore, la proximité du corps nu de Dominique Sanda avec une toile montrant des angelots également nus. Les images de la télévision : des courses automobiles, des batailles d'avion, qui renvoient au brouhaha incessant de la circulation au dehors - le mal-être ne s'arrête pas à la porte de l'appartement.


Alors bien sûr, c'est spécial, il faut accepter d'entrer dans le "système Bresson" qui, comme tout ce qui a de la personnalité, peut susciter le rejet. Comme disait l'autre, on ne peut pas plaire à tout le monde... On l'a compris, je m'y plonge pour ma part avec délice.

Jduvi
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le 20 juin 2020

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Jduvi

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