Après un prologue d’autant plus déconcertant qu’il n’aura (quasiment) plus aucun écho dans le récit qui va s’enchaîner, l’Éthiopie, une mine, des ouvriers ensanglantés, la découverte d’une pierre précieuse, un bloc brut, avec quelques éclats diamantifères et très colorés – la réalisation tourne à l’abstraction intégrale, en mode kubrickien 2001 : on pénètre à l’intérieur de la pierre, une opale multicolore à travers laquelle, dans sa transparence magnifique et selon la légende, on pourrait entrevoir l’origine du monde, pour un déluge, une explosion de couleurs sans autres repères ; et dans cet enchaînement torrentiel et abstrait, on ne perçoit pas immédiatement le glissement vers une tout autre réalité, les images colorectales d’un patient menacé, avec les premiers commentaires techniques du médecin à un Adam Sandler hébété.


La suite est hors tout contrôle.


Hystérie, hurlements, coups, courses effrénées, flots dialogués, dans un ensemble d’abord épuisant et à peu près incompréhensible, accumulant personnages et événements – en vrac, un diamantaire (ou un receleur, tant les objets présentés, des montres de marque notamment, mais sans certificats semblent les fruits des trafics les plus improbables), du basket labélisé NBA, une addiction au jeu, une vie familiale en plein délitement, des affrontements permanents et très violents avec sa maîtresse, les bribes d’un concert RnB, une fête juive, avec repas très ritualisé (Pessa’h, la célébration de l’exode hors d’Égypte), une représentation théâtrale et scolaire, des usuriers, des voyous, des célébrités du sport et de la musique, avec leurs gardes du corps et leurs parasites, des toilettes en travaux (ou pas …), un sas dont l’ouverture automatique finit par s’avérer très défaillante, un bassin qui pourrait évoquer de très loin la fontaine de Trévie … et on en oublie. La cohérence (???) de l’ensemble ne reposant que sur le seul personnage vers lequel tout converge, durant presque tout le film, Adam Sandler, excellent, en loser absolu, toujours sous tension, mais étrangement fataliste, inconscient, presque flegmatique, au milieu des crises et des coups plus que violent qu’il encaisse constamment …


On ne manquera pas d’évoquer After hours et Scorsese, comme on l’avait déjà fait pour Good time, le précédent opus des frères Safdie ; au reste, Scorsese, déjà investi dans Good time, assure à présent la production d’Uncut gems.


Mais on ne saurait en rester là. Uncut gems propose en réalité, par-delà un surréalisme très spécial (avec de singuliers éclats de réalisme en trompe-l’œil, jusqu’à la, présence d’un authentique champion de la NBA ou d’un chanteur célèbre dans leurs propres rôles, et entourés de leurs propres équipes, gardes du corps en tête), propose tout autre chose qu’After hours. Le film révèle une patte, une manière unique, un style, un grand style.


Cela tient d’abord, essentiellement, au découpage, au montage – quand tout fonctionne dans une urgence permanente, une impossibilité de souffler, une intensité dans les enchaînements, mais toujours à l’écart de tout pathos, avec quelque chose de presque stylisé tant cette accumulation, ce fatras apparent sont traduits avec la plus extrême sècheresse ; on est constamment à fleur de peau.


Au-delà de cette urgence absolue, les frères Safdie développent un sens du récit particulièrement original : tout se passe en fait comme si l’enchaînement des événements, la mise en place de nouvelles péripéties, n’étaient pas préprogrammés mais tentés au moment même où le film se déroule, au fur et à mesure que le récit progresse. Mais comme chaque action nouvelle implique une suite, un rebond, à court ou moyen terme, ce sont ces échos nécessaires qui finiront par donner au film une cohérence narrative absolue et à l’originalité indéniable.


Les moyens techniques nécessaires à une telle entreprise sont à l’avenant : on citera évidemment l’énorme travail accompli par Darius Khondji pour la photographie, non seulement pour les multiples travellings, plus que rapides, qui traduisent parfaitement le rythme insensé du film – mais encore la recherche esthétique constante, avec de multiples scènes nocturnes parfois traitées en mode sépia, souvent illuminées par un tache coloré et éclatante, comme un sweet à capuche d’un rouge profond éclatant dans la pénombre profonde d’une boîte de nuit, ou d’autres taches aussi violentes venant s’inscrire dans une image monochrome, ou encore des images saisissantes, comme celle d’une fenêtre suspendue dans la nuit épaisse, illuminée, bariolée. Il y a dans ces images quelque chose d’à la fois kitch et beau, à nouveau parfaitement dans l’esprit du film dont la beauté tient aussi aux excès de la mise en scène.


Quant à l’interprétation, avec un spectaculaire casting de gueules (où l’on peut identifier, difficilement, quelques acteurs plus reconnus comme Judd Hirsch, en référence familiale et juive, dont la décomposition au cours et eu terme d’une séance d’enchères tournant au plus total et au plus prévisible des fiascos est irrésistible, ou encore Eric Bogosian, l’ancien animateur, à présent méconnaissable, du Talk radio d’Oliver Stone, dans le rôle du méchant entouré de voyous plus que patibulaires) ; Là encore ce casting, parfaitement dans la tonalité du film, est une réussite - tous les comédiens, des femmes (Julia Fox et Idina Menzel, excellentes) aux truands, aux amis ou à la famille, et jusqu’aux comédiens « amateurs » (notamment le basketteur Kevin Garnett) sont à leur place.


Il est évidemment assez vain de se demander où les Safdie veulent en venir – en dehors à l’évidence d’aborder, quelque part entre modalités graves et ludiques, des questions qui les intéressent, autour de la communauté, de la famille, des perspectives (très fermées) d’évasion pour un destin individuel et très approximatif – tout en jouant sur les contrastes des tonalités. Et on a même, certes pas longtemps, l’ouverture de perspectives presque sociales, lorsque le diamantaire et le basketteur illustre évoquent l’origine de la pierre magique et l’exploitation des travailleurs éthiopiens (avec, enfin, un écho au prologue – il n’y en aura pas d’autre).


Et on a même droit, comble du réalisme (!!), presque en temps réel, à la diffusion prolongée d’un match de basket, avec joueurs authentiques, sous le regard ahuri des voyous enfermés à l’intérieur du fameux sas et sous les commentaires ininterrompus d’un Adam Sandler déchaïné, comme si nous étions nous-mêmes, plantés devant notre propre téléviseur avec un invité plus que volubile.


Mais à cet instant, paradoxe ultime et grande trouvaille de mise en scène, le découpage du film va devenir (presque) classique ! L’étape ultime est présentée en montage alterné, précisément entre la longue séquence basket (centrée sur les performances de Kevin Garnett, objets d’un pari insensé) et l’échappée de l’amante (Julia Fox), en quête de millions de dollars et poursuivie par une bande fort peu avenante, avec la présence d’un sosie très gras de Richard Branson aux intentions incertaines. Le film trouve alors toute sa cohérence, celle qui avait singulièrement manqué au final de Good time


… Et il y a mieux - cette dernière étape, qui fait suite au premier effondrement du héros, désormais abattu, au physique et au moral, par l’accumulation permanente des catastrophes, aboutit à une très belle histoire sentimentale (certes sans mélodrame, mais d’une réelle profondeur) qui modifie totalement la tonalité du film.


Comme le début d’une renaissance, pour le loser définitif. Mais on n’a pas oublié – le film ne s’achèvera pas tant que les événements en suspens, annoncés lors des séquences précédentes, parfois fois répétés comme des menaces de plus en plus rapprochées (à peine l’épaisseur d’un sas) n’auront pas trouvé d’écho à l’occasion de la scène finale … Alors ce sera radical.

pphf
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le 14 févr. 2020

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pphf

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