Désormais, et c'est le cas dans le long-métrage The Chef réalisé par Philip Barantini, la tendance est à la cuisine ouverte. Cette dernière exhibe ses formes et ses couleurs face à la pièce à vivre, la pièce à manger, la pièce où s'installent ceux qui picorent, papilles et pupilles dilatées devant les mets. Cette architecture est une aubaine pour concocter collectivement des recettes, régaler la tablée sans s'éclipser à tout bout de champ. Se rapprochant davantage de l'art de filmer une troupe de jeunes fêtant la nuit dans Victoria (2018 - Sebastian Schipper) et de vivre l'horreur en simultanée avec Utoya, 22 juillet (2018 - Erik Poppe) que d'un 1917 (2020 - Sam Mendes) qui se veut virtuose, The Chef est formellement en un unique plan séquence qui s'évertue à suivre les caractères très marqués de salariés d'un restaurant gastronomique londonien. Ouvrir la cuisine, c'est également agrandir les perspectives, passer du court-métrage Second Out réalisé en 2019, au long-métrage pour ne plus s'attacher qu'aux problèmes d'addiction du chef mais scruter les nombreuses relations entre tous les employés du restaurant.


Sans jamais cligner de l'œil, The Chef déroule son parchemin d'images, en huis-clos, lors d'un événement particulier, le "Magic Friday" qui est le vendredi se situant avant Noël, en somme la soirée la plus fréquentée de l'année. S'il est une magie, cette dernière peut s'avérer aussi bien féerique que frénétique. À quelques minutes du coup de feu, tout le personnel est en ébullition mais les problèmes s'accumulent autour du chef étoilé Andy Jones (joué par l'excellent Stephen Graham) et de sa brigade. Vérifications sanitaires, venue d'un invité particulier, demande en mariage, instagrameurs lourdingues, ratés, sincérité et cafouillages ajoutent du piquant à la sauce. Sobriété du mets, cuisson à point du regard porté, viande rosée et chaleur humaine, émotions éruptives, dialogues salés et surprises sucrées sont au menu de ce remarquable film qui ne se noie pas dans le sirupeux cinéma de la démonstration du plan-séquence virtuose. Semblable à un commis qui colle aux basques, toujours à bonne distance, la caméra se dresse au-dessus des épaules pour suivre les activités d'un, d'une ou de plusieurs membres de la brigade. Selon le caractère de la serveuse, selon sa couleur de peau, son âge ou sa personnalité, pour une même situation on retrouve deux ambiances distinctes. La caméra suit sans souligner, questionne par bribes l'homophobie, le racisme, les conditions de travail spartiates, la dépression, les addictions. Cette caméra est légère mais pas volatile, suffisamment bien placée pour que le hors-champ tienne une place considérable. Indéniablement, le récit et les personnages fonctionnent, en atteste la sensation d'avoir de la vie dans le moindre espace, d'être soi-même invité dans ce restaurant, en goûtant seulement cette cuisine des yeux.


De cette salade de fruits de générations, de nationalités, de caractères bien trempés (de certains personnages tertiaires quelque peu caricaturaux/fonctions largement rattrapés par les premiers rôles exquis), le film se meut derrière les uns et derrière les autres, imprime leurs sourires, leurs angoisses, leurs méprises, leurs talents dans une cuisine ouverte, là où l'on regarde sans forcément tout voir, là où le féerique et le frénétique se côtoient, là où la seule musique qui rugit est celle de ce bouillonnement du Magic Friday.


Critique audio et illustrée à retrouver ici : https://www.youtube.com/watch?v=p9WLUy7cC5k

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le 2 nov. 2021

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