Ce genre de film, ça m’intrigue toujours.
Première réflexion que je me suis faite dès que j’en ai vu les premières images : mais qu’est-ce qu’il fout au cinéma ce film-là ?
Projeter toute une flopée d’images qui pixellisent, de séquences tournées en verticale, de cadres qui tremblent en permanence, franchement à quoi bon ?
Et c’est une vraie question que j’entends poser là hein !
Parce que voir ça au cinoche c’est juste moche et ça refilerait presque la gerbe pour peu qu’on soit placé assez près de l’écran (ce qui fut mon cas).
Sur Youtube ça aurait eu sa place ou à la télé à la rigueur, mais là c’est juste contreproductif.
Mais bon – que voulez-vous – on est en France : faisons avec.


Seulement voilà, plus ce film s’est déroulé sous mes yeux et plus j’ai été amené à me dire : « OK faisons avec, mais faisons avec quoi au juste ? »
Car c’est l’autre grosse question qui m’a saisi face à ce Pays qui se tient sage ; la question de sa finalité.
C’est quoi le but de ce film ?
Offrir un autre regard sur la répression des Gilets jaunes en compilant les vidéos faites par ces derniers ?
OK. Pourquoi pas… Mais dans ce cas, moi, ce film, il ne m’apporte rien.
Toutes ces vidéos je les avais déjà vues. Je ne fais que revoir (sur grand écran) ce que j’avais déjà vu cinq, dix, vingt fois auparavant…
Est-ce que tout regarder d’un coup apporte-t-il vraiment quelque-chose ?
Personnellement je ne suis pas convaincu.
Au contraire même, je pense que ça génère une sorte de redondance, pour ne pas parler de martèlement.
Un film, même documentaire, se doit d’avoir une dynamique. Et malheureusement je trouve que ce Pays qui se tient sage en manque…
…Même intellectuellement.


Parce qu’il y a pas que de l’image d’archive dans ce documentaire. Il y a aussi du témoignage. De l’analyse. De l’opposition de points de vue…
Et c’est clairement à partir de ces témoignages que le film entend développer son propos.
Mais là encore se pose un nouveau problème.
Comment aborder une telle démarche quand, parmi les premiers témoins, se trouve Alain Damasio ?
Faire parler Damasio c’est tout de suite ancrer son récit dans un prisme bien précis : celui d’une gauche lyrique ; d’une gauche de la colère romantique ; d’une gauche qui ne produit pas de l’analyse mais simplement du discours ; un discours ne visant qu’à alimenter et justifier une rancœur partisane sans borne ni limite.
Or ça – ouvrir sur du Damasio – mais ça dit malheureusement tout de l’intention de ce film.


Parce que oui, d’accord, on pourra toujours me rétorquer que David Dufresne donne de temps en temps la parole à la contradiction, notamment grâce à la présence dans son film de trois représentants de syndicats de Police ainsi que d’un commandant de gendarmerie…
Seulement voilà, des intervenants, en tout, il y en a vingt-quatre. Et quand on regarde l’identité des vingt autres, on se rend quand-même compte que la balance penche franchement plus d’un côté que de l’autre…
Face aux quatre représentants des forces de l’ordre (dont un CGTiste), on compte six Gilets jaunes, deux avocats défendant des Gilets jaunes, deux mères d’adolescents ayant finies les mains sur la tête à Mantes-la-Jolie, un journaliste qui s’est ouvertement rangé du côté des Gilets jaunes, un rapporteur de l’ONU qui avait condamné les violences françaises, et enfin trois historiennes, un sociologue, un ethnographe et une enseignante de droit public dont l’ancrage politique à gauche est clairement revendiqué par chacun.
Alors je veux bien qu’on affiche en fin de films toutes les instances officielles qui ont refusé de participer à la confrontation, mais à partir du moment où on a décidé qu’Alain Damasio pouvait être légitime à s’exprimer sur cette question sous prétexte que c’est un intellectuel qui a pris position face au mouvement Gilets jaunes, alors dans ce cas je ne vois pas ce qui empêchait David Dufresne de faire venir des Sylvain Tesson, des Raphaël Enthoven ou bien encore des Eric Zemmour…


Dans les faits donc, la contradiction est pipée.
Sitôt le film se risque-t-il, de temps en temps, à donner la parole au camp d’en face que tout aussitôt la contre-argumentation arrive, quand ce n’est pas carrément de la moquerie (comme ce fut le cas de la séquence où Benoit Barret, du syndicat Alliance Police, a peiné à reconnaître les dérives de certains policiers.)
Concrètement Un pays qui se tient sage n’entend pas poser un débat, il entend juste dérouler un discours.
Et ce discours il est simple et il pourrait se résumer ainsi : « On ne va pas aller jusqu’à dire que la France n’est plus une démocratie mais c’est un fait, les violences commises contre les Gilets jaunes ont délégitimé l’État. Et face à ça, nous le peuple, on a quand même été bien gentils de faire des manifestations où on ne bute pas des flics et où on ne prend pas d’assaut l’Élysée avec des fusils de chasse. On est un pays qui, pour le moment, se tient encore bien sage… »
1h30 donc pour seulement dire ça.
Franchement, pas besoin de faire tout un long-métrage pour si peu. Pour le coup une interview au Media ça aurait été largement suffisant.


Alors à quoi bon ce film ? A quoi bon cette heure et demie ?
Eh bien malheureusement pour faire ce que tout cinéma politique biaisé fait de mieux : de la propagande.
Une heure et demie pour enchainer de l’image choc, pour montrer des êtres meurtris, pour afficher des larmes racoleuses en plein écran.
Ça appelle à l'émotion. Ça appelle à l'indignation. Mais jamais vraiment ça n'appelle à la réflexion.
Le spectateur ne doit pas sortir de là en se posant des questions, il doit sortir de là en ayant des certitudes.
Or moi – et ceux qui me lisent régulièrement le savent désormais – je ne suis vraiment pas client de ce type de spectacle. Bien au contraire, ça a même une fâcheuse tendance à me crisper, quelque soit le sujet et quelque soit le biais.


Et le problème c’est que le film pue ça en permanence : le biais de propagande.
Ainsi fait-on parler les gens sans les nommer.
Ainsi nous montre-t-on des lieux sans les localiser ni les dater.
Chaque acte de violence des Gilets jaunes est disséqué, modulé, relativisé à coup d’explications et d’interprétations, tandis que de l’autre côté on choisit parmi les pires émissions « journalistiques » qui ont taclé le mouvement – de Calvi à Pujadas en passant par Pascal Praut – mais sans prendre la peine de nuancer l’opposition.
Un procédé navrant, quelque soit la cause au service de laquelle il est mobilisé.
Pire, un procédé qui gâche tout ce qui a été ou aurait pu être intéressant dans ce film…


Parce que oui, des choses intéressantes dans ce Pays qui se tient sage, il y en a.
Parfois – je dois bien le reconnaître – David Dufresne est capable de quelques fulgurances.
Je parlais à l’instant des interprétations et des modulations opérées sur certaines séquences, eh bien sachez que certaines d’entre elles peuvent valoir le coup et apporter une vraie plus-value à cette compilation d’images. (Par exemple l’analyse faite de l’attaque des motards sur les Champs-Élysées a le mérite d’exister.)
De même, quelques images savent justifier (en de très rares instants) la projection en salle de cinéma de ce documentaire. Je pense notamment à ce plan circulaire tout autour de la place de l’Étoile envahie de Gilets jaunes. Pour le coup, ce genre d’images là, c’est vrai que ça pose quelque-chose.
Enfin, ces discussions face à écran donnent aussi parfois lieu à des représentations assez signifiantes. Ça non plus je ne peux pas le retirer au film.


Mais bon, quel dommage donc…
En soi, il est évident que les Gilets jaunes mériteraient d’être traités avec sérieux et respect, que ce soit à la télévision comme au cinéma.
Ce n’est pas une question de prise de parti ou de choix de camp. C’est juste un constat lucide par rapport à ce qu’est le cinéma et notamment le cinéma documentaire.
Le cinéma c’est un regard sur le réel et c’est peu dire si les Gilets jaunes ont bien fait partie de notre réalité ces dernières années.
Seulement voilà, il serait peut-être bon qu’un jour, en France, on sache se détacher de cette culture du militantisme de posture qui nous empêche de faire du vrai bon cinéma ; voire même qui nous empêche de questionner sereinement et intelligemment notre société.
Ce Pays qui se tient sage avait là une belle opportunité de faire son trublion et de commencer un début de révolution.
Mais bon, à croire qu’en France le temps des révolutions appartient désormais au passé…
Alors soit. Continuons à penser sans penser et restons à notre place.
A défaut d’être malins, soyons sages…

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le 6 oct. 2020

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