Il est clair pour moi que les Cahiers (mais pas qu’eux bien sûr) se sont mis les doigts dans les yeux en considérant avec autant de froideur le dernier film de Bi Gan et en le plaçant le cinéaste chinois dans la catégorie des artistes prétentieux. Alors certes, Un long voyage vers la nuit est un objet plus stylisé, plus « produit », destiné à séduire d’avantage de monde que son précédent film qui était plus secret et d’avantage bricolé. Après tout, ce flottement permanent de la caméra, ces teintes rouges, ces néons dans la nuit, cette ambiance opaque où l’on regarde des êtres à travers des multiples transparences (voitures, vitres, reflets divers et variés) à la manière des films de Hou Hsiao-Hsien, tout cela est très dans l’air du temps cinématographique. Et puis il y a ce goût de la citation qui est peut-être un peu trop lisible ici, alors que le film aurait gagné à s’affranchir justement de ses modèles. Et je ne parle pas nécessairement du verre qui évoque forcément Stalker, mais plus largement de cette recherche de ruin-porn humide que l’on trouve dans d’autres films de Tarkovski (dont Nostalghia), de cette propension à filmer les bassins d’eau en de lents travellings ou les murs décrépits. Il y a même le choix de ce berger allemand, figure récurrente chez le cinéaste russe, qui ici se nomme Kaili, comme l’âme de cette ville-matrice pour le cinéaste, esseulé et mélancolique.


Mais au-delà de tout cela, je trouve que le film dépasse son statut de curiosité artistique moitié 2D moitié 3D, avec en trame de fond une obscure histoire de recherche d’âme sœur perdue. Si on repense à Kali Blues, on entrait dans le plan séquence sans aucune transition, on démarrait seulement le scooter et on était parti pour un voyage dans le village de montagne, entre places de concert, ruelles et barque sur l’eau. L’image était de qualité nettement inférieure, on sentait l’ambition mais techniquement le film était forcément retenu dans sa beauté. Ici, c’est encore un autre niveau. La transition est très fluide, les mouvements très chorégraphiés, on a l’impression de léviter et la 3D nocturne fonctionne même s’il y a forcément un peu de frustration quant au fait que tout ne soit pas toujours visible dans le champ. Mais il y a aussi une perte qui vient avec cette nouvelle prouesse, c’est que la magie est forcément un peu partie. Quand le personnage principal prend les airs (par deux fois), on est transporté avec lui dans un effet de réel saisissant, mais d’un autre côté on sent aussi un peu (trop ?) la volonté derrière, ou disons que le besoin presque vital pour le cinéaste de nous emmener par tous les moyens de transport possible d’un point à un autre, d’un lieu à un autre, d’un personnage à un autre.
L’effet de déroute est là, mais on pourrait aussi reprocher à l’ensemble de manquer de spontanéité. La grande maîtrise scénique, qui est sans doute due en partie au fait que le fameux « plan » soit découpé (au moins à deux endroits j’imagine), et dont bien plus facile à appréhender au tournage, absorbe un peu l’émotion que devrait dégager le film. En fait cette seconde partie permet d’aborder de front et de vivre par la sensation (la 3D aidant) toutes ces légendes que l’on ne pouvait qu’imaginer dans la première, comme une récompense ultime de spectateur qui par le rêve voit se rejouer sa vie sous un nouveau jour. Les personnages changent de coiffure, de caractère, tout se fait plus fuyant et aérien, et les réminiscences ne cessent de grandir en nous. De ce point de vue, le film réussit totalement son ambition de nous faire rêver avec lui, et c’est déjà très fort. Il y a cette superbe idée de faire jouer les personnages entre eux pour que le protagoniste avance au point suivant, mais d’un autre côté, ce parcours depuis les cavernes jusqu’à la place où l’on chante des chansons peut s’avérer un peu mécanique, presque dans la logique du jeu vidéo où il faut affronter quelqu’un pour passer au niveau suivant.


Il n’en reste pas moins que je trouve Un grand voyage vers la nuit fascinant dans son approche toute particulière du rêve, du jeu, de la transmission. Les deux parties du film d’ailleurs pourraient être vues dans un autre ordre, et je pense que le film serait tout aussi intéressant – et peut-être un peu plus clair d’ailleurs. Il s’agit presque de films indépendant tellement leur mise en scène diffère, même si choix de la 3D et du rêve pour la seconde partie est cohérent dans la logique de la narration bien entendu. Abordons un peu la première partie maintenant : je l’ai aussi beaucoup appréciée. Notamment pour quelques plans impressionnants (comme sous le tunnel où l’on fait un travelling latéral avec pluie sur le pare-brise, ou encore la séquence dans la prison où l’arrière-plan se change en cascades tandis que les souvenirs du passé refont surface alors que la musique devient encore plus liquide).
J’aime aussi beaucoup l’apparition tout en silence et retenue de la mère du héros, figure que l’on peut rapprocher de l’oncle de Kaili Blues, avec ce même regard perdu sur le temps. Son fils, sorte de spectre qui lui rappelle son ex-mari, ne peut que la faire souffrir par son errance et son indécision. Aussi dans son rêve, le fils tente de se racheter en sauvant sa mère devenue folle devant la grille, et elle aura des cheveux rouges, car justement elle se moquait de cette couleur mais le fils ne pouvait l’imaginer qu’ainsi, avec ce rouge révélé par la torche, celui du feu et de la fureur. Le voyage mental est l’opportunité de sombrer dans l’esprit du héros, et de comprendre juste assez pour se laisser porter par le rythme lancinant.


En définitive, ce n’est pas un film-puzzle, on doit plutôt le regarder sans forcément chercher à tout relier ou intellectualiser puisque c’est avant tout une expérience de la sensation du rêve, un peu comme chez Lynch (et on sait fort bien apprécier les films de ce dernier sans tout comprendre). L’histoire est purement secondaire, et je pense que Bi Gan s’intéresse bien d’avantage à cette question de l’éphémère et de l’éternel, de la dualité de notre esprit perdu entre passé et présent, des colorations du temps, de la chair de notre vie. Des données sur lesquelles il nous laisse méditer sans nous asséner quoi que ce soit comme poncifs, simplement en terminant le film sur un difficile retour à la réalité (une étincelle s’étouffe), hors du rêve cinématographique, et peut-être hors de l’illusion de notre conscience du réel.

Narval
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le 25 févr. 2019

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