Le texte qui suit est le résultat du travail de ma femme sur le sujet de l'érotomanie au cinéma. Cela me semble pouvoir être une version alternative intéressante à mes trop habituelles critiques.


Premier film réalisé par Clint Eastwood après ses premiers succès en tant qu’acteur, en particulier dans les films de Sergio Leone, et juste avant son triomphe dans le "Dirty Harry" de Don Siegel.


Le scénario du film est signé Jo Heims et Dean Riesner, mais nombreuses sont les caractéristiques du film qui prouvent qu’il s’agit d’un projet déjà très personnel d’Eastwood :


1) L’amour du Jazz, puisque le personnage principal est un célèbre DJ d’une station de radio Jazz, et qui culmine dans les longues scènes de filmage quasi-documentaire du Festival de Monterrey.


2) L’enracinement en Californie, et particulier l’attachement à la ville de Carmel, dont Eastwood deviendra maire, avec de longs plans magnifiques de la côte et de la forêt.


3) Surtout, et déjà, un souci de désacraliser son personnage cinématographique de héros intouchable en insistant ici sur les nombreuses faiblesses de son personnage principal, séducteur impénitent, ami et amant peu fiable, manquant clairement de courage face à la situation qu’il doit affronter.


Le film, même s’il est encore loin des chefs d’œuvre futurs d’Eastwood, bénéficie toujours d’une excellente considération critique, et a d’ailleurs été un succès commercial acceptable et une affaire très rentable pour ses producteurs.


Play Misty For Me et l’érotomanie :


Bien que datant de 1971, "Play Misty for Me" reste l’un des films les plus pertinents quant à son traitement du sujet de l’érotomanie, même si, sur le même thème, le film de Truffaut "Histoire d’Adèle H", qui a un fondement historique et bénéficie d’une grande interprétation d’Isabelle Adjani, ainsi que le très populaire "Fatal Attraction" – un film tiré vers le bas par sa morale assez réactionnaire – l’éclipsent parfois.


Le sujet du film est décrit ainsi, de manière superficielle, dans l’IMDB : « La vie d’un DJ est bouleversée suite à une rencontre romantique avec une fan obsédée ». Bien que pas fondamentalement inexact, ce résumé ne traduit pas la sujet réel de "Play Misty for Me", qui est bel et bien la description relativement relative d’un cas d’érotomanie, « désordre rare qui voit un individu victime de l’illusion qu’une personne d’un niveau social plus élevé tombe amoureux de lui / d’elle ».


La majeure partie du film décrit avec précision le comportement d’Evelyn, jeune femme attirée par la célébrité (locale) de Dave, un brillant DJ, qui, après de nombreux appels téléphoniques pour lui demander de passer sur les ondes le morceau "Misty" d’Erroll Garner, se laisse séduire par lui à l’occasion d’une rencontre non fortuite dans un bar. A partir du moment où une aventure sexuelle a lieu, Evelyn considère que Dave « l’aime » et qu’elle fait partie de sa vie. La résistance de plus en plus marquée de Dave face à cet « envahissement » pousse l’érotomane à des épisodes de plus en plus violents.


Le film se conclut malheureusement dans un registre plus habituel, celui du thriller hitchcockien (ainsi que suggéré par son affiche et son slogan Marketing), réduisant de manière classique dans le cinéma hollywoodien le sujet à une dangereuse criminelle qui doit être éliminée par la violence.


Evelyn l’érotomane : description de l’évolution d’un délire :


La jeune femme dépeinte dans le film comme érotomane a initialement développé une obsession pour l’objet de son délire, qui s’apparente à un comportement courant de « groupie » - qualificatif cité dans le film – assez courant dans le monde musical de la fin des années 60, où règne une grande liberté sexuelle (particulièrement en Californie).


Le fait qu’une relation sexuelle concrétise ce désir semble ici autoriser le délire d’Evelyn à s’exprimer sans retenue. Ce délire se traduit par le fait de considérer l’amour de l’autre comme un fait acquis, qui ne saurait être questionné par quiconque, même par la personne-objet elle-même


Dans une dernière phase, lorsque le déni du rejet par la personne « aimée » ne peut plus être nié, Evelyne sombre dans la violence, d’abord dirigée contre elle-même (une tentative de suicide, fausse peut-être ?), puis contre les personnes qu’elle perçoit comme lui dérobant l’amour de Dave, et enfin contre Dave lui-même.


Application des critères d’Ellis & Mellsop à Evelyn :


Le « diagnostic » superficiel établi à la vision du film doit être validé ou infirmé en se référant aux critères opérationnels pour le diagnostic de l’érotomanie :


1) Une conviction délirante d’une communication amoureuse : il s’agit là de ce que la partie la plus importante et la plus riche du film nous montre, la manière dont Evelyn envahit la vie de Dave avec un naturel, une évidence qui ne souffrent d’aucune contradiction. Eastwood construit d’ailleurs la montée en puissance de son film sur le spectacle de l’impuissance dont témoigne longtemps Dave face à une telle « force de conviction ».


2) Un objet de rang social plus élevé : bien que le film n’utilise aucun critère socio-économique évident qui nous permette de juger des rangs sociaux respectifs des deux personnages (ce qui est d’ailleurs cohérent avec le mode de vie « bohème » des personnages, typique de l’époque et de l’endroit), le fait que Dave soit une relative célébrité dans le milieu artistique lui confère indiscutablement une aura de « personnage supérieur ».


3) Un objet qui est le premier à tomber amoureux : bien qu’il peu probable que Dave soit jamais amoureux d’Evelyn, il est incontestablement séduit au début par le charme de la jeune femme, son énergie et sa vivacité. Il ne la rejettera d’ailleurs pas non plus dans un premier temps, même quand elle s’impose dans sa vie, mais montre qu’il reste sensible à ses charmes.


4) Un objet qui est le premier à faire des avances : Dans la très jolie scène du bar où Dave et son ami barman se livrent à un jeu « manipulateur », Dave est celui qui fait le premier pas dans le jeu de la séduction, et qui offre à Evelyne leur première « nuit d’amour »… Même si clairement, la présence d’Evelyn dans le bar est préméditée.


5) Une apparition soudaine : le déclenchement de la relation entre Evelyn et l’objet de érotomanie a clairement dans le film un aspect soudain, et une évolution rapide, en moins d’une semaine, ce qui correspond a priori au cinquième critère d’Ellis & Mellsop. Par contre, en laissant entendre dès le début du film que Dave est habitué à recevoir des coups de téléphones fréquents de sa « fan » qui lui demande de passer « Misty » sur les ondes, le scénario joue la carte de la « menace inconnue » sur la vie de Dave, et d’une indiscutable préméditation de la part d’Evelyn. Sur ce point le film sacrifie un peu de sa véracité « clinique » en faveur du ressort habituel du suspense.


6) Un objet qui reste inchangé : Evelyn ne change au cours du film jamais l’objet de son délire érotomane, alors qu’on peut très bien imaginer que le contexte de la société californienne hédoniste de l’époque doit lui offrir de nombreuses opportunités.


7) Un patient qui rationalise le comportement paradoxal de l’objet : Ce comportement n’est pas complètement ignoré dans le film, puisqu’on voit Evelyn se débattre régulièrement face au rejet de plus en plus ferme de Dave en répondant de lui manière relativement rationnelle, lui faisant comprendre qu’il devrait se « laisser emporter » par sa passion. Néanmoins, la stratégie la plus systématique d’Evelyn est d’emporter les résistances de Dave en le « noyant » dans une débauche d’énergie et en ignorant de manière exagérée son comportement.


8) Une évolution chronique : même si, comme on l’a dit, le déclenchement du délire d’Evelyn est relativement soudain, on a affaire dans le film à la description d’une maladie qui dure, qui se développer au fil du temps. Evelyn est internée un temps du fait des agressions dont elle se rend coupable, mais à sa libération de l’institution psychiatrique, son délire persiste et s’est même aggravé…


9) Une absence d’hallucinations : le film adoptant le point de vue de Dave, l’objet, la « victime », nous ne saurons pas vraiment si le délire d’Evelyn est assorti d’hallucinations. Eastwood nous montre presque paradoxalement que c’est Dave qui semble, lui, victime, sous l’effet de l’angoisse, du stress, de cauchemars frôlant presque l’hallucination…


En conclusion, avec 5 des critères indiscutablement remplis et 4 plus questionnables, on peut dire que l’application de ces critères d’Ellis & Mellsop permettent de conclure à un diagnostic plus que probable d’érotomanie… ou plutôt que scénaristes, réalisateurs et acteurs ont réalisé ici ensemble un film plutôt crédible sur cette affection !


… et pour finir : une érotomane de quel groupe de Seeman ?


Si nous nous référons à la classification de Seeman qui sépare les patients érotomanes en deux groupes :


1) Un patient dépendant, timide, souffrant de délires fixes et chroniques, dont l’objet est ordinaire et qui sont « secondaires à une schizophrénie »


2) Un patient indépendant, impulsif, agressif, à l’érotomanie récurrente vis-à-vis d’objets différents au cours du temps, et dont les délires sont « secondaires à une bipolarité ou à un trouble de personnalité »,


le film nous offre peut d’éléments de réponses totalement concluants : en effet, il ne nous dévoile rien sur le passé d’Evelyn ni – mis à part dans la toute dernière partie – sur son comportement quotidien avec d’autres personnes que Dave.


Néanmoins, l’agressivité manifestée tout au long du film par Evelyn fait pencher la balance en faveur du second groupe (à la différence d’Adèle H dans le film de Truffaut qui serait plus facilement cataloguable dans le premier…). On ne peut néanmoins s’empêcher de penser que c’est avant tout le souci de fournir au spectateur son quota de scènes spectaculaires, terrifiantes ou horrifiques qui ont déterminé ce choix, plutôt qu’une véritable réflexion sur le type de délire représenté !


[Texte écrit en 2021]

EricDebarnot
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le 12 juin 2021

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