« Turkish Délices », c’est le deuxième film du réalisateur hollandais Paul Verhoeven, alors âgé de 35 ans, et débutant tout juste dans le milieu du cinéma après un premier film « Business is business » que je n’ai pas encore réussi à me procurer, mais plutôt mal reçu par la critique de son pays. On peut donc considérer que le début des affaires pour le Hollandais Violent commença réellement avec ce « Turkish Délices », projet audacieux relatant la vie de couple hors-normes d’Érik, sculpteur contestataire, et Olga, jeune femme extravertie de bonne famille. Tout ce qui caractérise le cinéma de Paul Verhoeven, américain comme hollandais, se trouve déjà dans ce film, à savoir une critique acerbe de notre société, de ses normes, de ses conventions, les rapports de domination entre l’homme et la femme…, et bien sûr un brin de subversion.

Et cette subversion, comme souvent chez lui, elle s’exprime tout d’abord par le sexe. Mais, comme toujours chez lui, jamais l’on ne tombe dans la gratuité, dans le faux, tout est parfaitement dosé, en phase avec la philosophie des personnages. Et pourtant, le film choque et veut choquer. Éric est un libertin, symbole d’une Hollande en plein bouleversement des mœurs, qui n’en a que faire des règles imposées par la société, couche avec la première femme venue, s’adonne à toutes sortes de pratiques sexuelles... Mais avant tout, c’est un artiste. Toute cette vulgarité, cette sauvagerie se verra compensée par de purs moments de tendresse, de beauté. Au cours du film, il pourra passer une nuit, ébahi, à contempler Olga dormir comme un nourrisson le pouce dans la bouche, s’amuser à sculpter le sable autour de son corps, chercher à préserver sa naïveté et son innocence en toutes circonstances… Finalement, contre toutes attentes, c’est avant tout une magnifique histoire d’amour que nous conte Verhoeven, et la seule de sa carrière avant son grand retour en 2006 avec « Black Book ». Une histoire d’amour vraie et sincère entre deux êtres que tout semble opposer, que les normes sociales chercheront tant bien que mal à détruire.

En plus d’être magnifiquement interprétés par un Rutger Hauer au sommet de son charisme, impressionnant d’agilité et d’animalité, et d’une Monique van de Ven incroyablement touchante, qui attrape immédiatement le cœur du spectateur de par sa joie de vivre communicative et l’immense palette d’émotions qu’elle dégage, les deux protagonistes sont dotés d’une grande justesse d’écriture. Le traitement est fin, sans lourdeurs, ne repose sur aucun artifice. On ne fait que suivre leur vie de couple, par le biais de nombreuses scènes, d’étapes dans leur vie commune, en rapport avec la famille d’Olga, le travail d’Éric, leurs voyages… On passe du rire aux larmes, de la joie la plus pure à la détresse la plus totale… Bref, on y croit. C’est pourtant une histoire qui ne se refuse aucun excès à laquelle on a affaire, mais outre cette outrance justifiée par la nature des personnages, c’est aussi dans sa critique sociale que Verhoeven vise juste. Le metteur en scène a beau ne pas être adepte de la subtilité (en démontreront ses films suivants, « Le Quatrième Homme » en particulier), le portrait de la haute société qu’il brosse et développe tout au long du film évite tout manichéisme, prend le temps de montrer tout ce qu’il y a de bon chez les parents d’Olga, chez son père tout d’abord, seul véritable membre de cette famille apprécié par Érik, puis chez sa mère, profondément détestable mais à qui Verhoeven accordera quelques moments plus doux.

Il nous fait comprendre avec ce qu’il faut de subtilité qu’au-delà de leurs milieux sociaux respectifs, cette histoire d’amour entre Érik et Olga, fondamentalement, ne peut pas fonctionner. Verhoeven l’annonce dès leur rencontre et l’accident de voiture, un tel contraste entre les deux jeunes gens, mêlé à leur tempérament explosif ne peut qu’être voué à l’échec. Mais l’on va y croire jusqu’au bout, on va suivre aveuglément le personnage de Hauer dans l’espoir que l’issue de cette histoire puisse être heureuse. C’en est un véritable tour de force, maintenir l’attention du spectateur à partir du simple attachement que l’on éprouve envers les personnages, sans véritable intrigue, sans fil conducteur… Magnifique, tout simplement.

Le film est lui-même marginal, s’affranchit de toutes règles, manipule le spectateur à travers le montage et divers flash-backs, à la manière des deux premières séquences oniriques servant d’introduction au métrage, déroutantes et mensongères. Dès son deuxième film, Verhoeven pose les premiers jalons de son cinéma, prend des risques, et adopte une mise en scène crue et riche en symboles, avec entre autres un gros travail sur la lumière, et une obsession pour les miroirs qu’il développera dans ses films suivants, objet voyeuriste, témoins de tout, qui observe en silence. Il utilise une caméra très mobile, la plupart des scènes étant filmées caméra à l’épaule, mais dont les mouvements sont relativement contrôlés. L’approche du film se veut un aspect documentaire, Verhoeven s’appuie sur le naturel des décors, la variété des situations et péripéties pour emporter l’adhésion du spectateur et accentuer davantage le réalisme du métrage.

Sur le plan technique, « Turkish Délices » surprend. La photographie de Jan de Bont offre de superbes tableaux et sert au mieux la mise en scène de Paul Verhoeven, à l’image de cette scène du repas d’une lumière rouge infernale, absolument terrifiante, ou de la superbe captation des couchers de soleils. Du côté de la musique, Rogier Van Oterloo parvient également à se distinguer à travers quelques morceaux constitués majoritairement d’harmonica et de piano, transmettant toute l’essence tragique nécessaire à une telle histoire. On retiendra aussi ce petit sifflement entêtant, empreint de cet esprit libertaire cher à son auteur.

Bref, Paul Verhoeven signait avec « Turkish Délices » son premier grand film, drame déchirant et poignant, véritable tourbillon d’émotions, pertinent dans son propos, provocateur dans son traitement… Un grand réalisateur était né, et il ne comptait pas s’arrêter là !
Jurassix
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le 15 févr. 2015

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