Travail au noir est une oeuvre fortement autobiographique : imaginé, écrit, tourné dans l'urgence quelques mois seulement après la prise de pouvoir par le général Jaruzelski, le film est une sorte de réaction à chaud aux événements, mêlée à l’histoire personnelle du cinéaste installé à Londres. De cette matière, il tire un film subtil, riche d’interprétations. Voyez plutôt.


La maîtrise du langage


Qui a les mots a le pouvoir : celui qui a voyagé en pays étranger sans parler la langue comprendra ce que je veux dire. Qui a lu 1984 aussi, que rappelle la caméra en forme de gros œil suspendue au plafond du supermarché.


Nowak est le seul à parler anglais, il a donc prise sur les trois ouvriers. Pour s’assurer de leur docilité, il les a choisis « abrutis, aussi stupides que possible ». N’était leur force musculaire, ces trois gaillards seraient des enfants, et Nowak les traite comme tel : il les réveille, leur tend leur pitance dans une boîte de conserve, s’occupe des courses, fait la cuisine, donne des ordres. Les ouvriers sont ici déshumanisés, ce sont des machines. D’ailleurs Skolimowski a choisi, intelligemment, de ne même pas traduire les échanges qu’ils ont avec Nowak en polonais.


Le langage, pour Nowak, sert à négocier avec l’environnement hostile que constitue ce quartier de Londres, mais aussi à faire vivre l’intériorité du héros : une voix off nous donne accès à ses pensées. Pensées qui vont à Anna, sa fiancée, comme un poilu au front qui aurait emmené une unique photo de sa belle. Dans l’une des rares scènes oniriques du film, Nowak voit la photo se déformer pour se faire visage lascif… Il cherche aussi à reconnaître cette jeune femme dans les vitrines des magasins et ira même jusqu’à proposer sa fiancée pour une pub Wrangler ! La jeune femme incarne l’émouvante nostalgie du pays, pour Nowak comme pour Skolimoswki, exilé de longue date à Londres.


Mais ses pensées sont le plus souvent plus prosaïques, bien ancrées dans le présent : comment tenir avec le maigre budget de 1 200 £ que le propriétaire leur a octroyé (incluant les matériaux pour la rénovation du logement !) ? Faut-il ou non révéler la prise du pays par les militaires ?... Nowak ne maîtrise pas seulement le langage : il détient l’information et peut donc manipuler ses trois compatriotes.


Il y a là, bien sûr, une métaphore du régime communiste, qui asservit son peuple en usant de l’argument d’autorité, en retenant l’information, en censurant même le courrier ! En interdisant tout contact avec l’extérieur (la maison où triment les ouvriers est une allégorie du pays tout entier aux mains des militaires). Allusion aussi à ses apparatchiks, qui placent hypocritement leurs biens à l’étranger au cas où... Mais la métaphore vise tout autant le régime capitaliste, qui mène le petit peuple par l’argent : si les trois ouvriers acceptent leur sort de bête de somme, c’est pour gagner en un mois ce que, dans leur pays, ils obtiennent en un an. Bien avant l'UE et son fameux "plombier polonais", le dumping fiscal impose déjà sa loi inique.


Avec le personnage de Nowak, Skolimowski parvient donc à montrer le pire des deux régimes, les renvoyant dos à dos. Travail au noir est bien un film politique mais, c’est la l’originalité du film de Skolimowski, incarné par des personnages n’ayant aucune conscience politique : Nowak n’est ni de Solidarność ni sympathisant des rouges, ainsi qu’il se présente aux douaniers ; il se fiche un peu du coup d’Etat militaire, seul compte l’achèvement de son chantier, gagner son argent, retrouver sa femme et lui rapporter de beaux cadeaux.


L’une des forces du film est pourtant d’éviter le manichéisme : Nowak ment, manipule, vole à tour de bras, mais il bosse dur aussi, dort même moins que les autres, prend tous les tracas sur lui. Nowak est un tyran, mais un tyran misérable, qui partage la triste condition des hommes qu’il exploite. Le spectateur se sent en empathie avec lui, l’amenant à considérer que les dictatures ne sont pas le fait de monstres mais d’hommes comme vous et moi. Skolimoswki, par ce film, aurait-il cherché à se disculper ? Car on sait, grâce au toujours très instructif site dvdclassik, qu’il procéda exactement comme Nowak pour faire rénover son appartement, recrutant au noir des ouvriers polonais qui ne parlaient pas la langue, les payant au lance-pierres… Passionnant.


Exploitation de l’homme par l’homme


A travers l’histoire de cette bande de quatre, Skolimowski rédige le parfait petit manuel du dictateur. Pour exploiter le peuple, il faut lui cacher la vérité, nous l’avons dit, mais aussi faire sienne la fameuse formule du pain et des jeux. Sans un minimum de contentement le peuple se révolte, comme le montre l’épisode où Nowak, ne pouvant obtenir autrement la sableuse, donne en caution les 60 £ promises aux hommes pour leurs loisirs. Il en paiera le prix, une nuit dehors dans le froid, et des ouvriers qui refusent désormais de lui obéir. Pour Nowak, il est donc crucial de faire bouillir la marmite. D’où les ruses qu’il déploie pour obtenir en double tout ce qu’il achète, grâce à la technique astucieuse du ticket de caisse.


Les jeux ? Nowak choisit ce qu’il y a de moins cher et qui, de surcroît, a l’avantage de garder ses hommes à la maison : la télévision. Rien ne vaut un bon match de foot pour souder les troupes, c’est bien connu. Hélas, l’objet un peu trop âprement négocié ne remplira pas longtemps son office. Une soupape de moins, et un autre nuage qui s’amoncelle au-dessus de ce pauvre Nowak.


On pourrait y ajouter la religion, l’opium du peuple selon le mot fameux de Marx (Karl, pas Groucho). Nowak cède aussi là-dessus, acceptant de dépenser quelques précieuses livres pour que ses gars puissent aller à la messe.


N’oublions pas enfin la ruse : en avançant les aiguilles du réveil, puisque ses ouvriers n’ont pas l’heure, il peut les faire travailler encore d’avantage. La scène où tous les trois vont s’offrir une montre peut à cet égard être lue comme un basculement du destin, les ouvriers se réappropriant l’information « temps »… Après une confession à l’église, notre héros déclarera « ils sont plus forts que moi ». Et la dernière scène signera la chute, abrupte, du dictateur. Fin sèche, surprenante, très séduisante.


Mais la ruse n’est pas que du côté de Nowak : lorsque les ouvriers rebalancent tout ce qu’ils peuvent des déchets refusés dans la benne qui quitte les lieux, ou lorsque l’un des ouvriers avale sa cigarette pour cacher qu’il fume, on constate qu’elle est l’apanage des exilés contraints au système D. L’occasion de quelques lueurs joyeuses typiques du style de Skolimowski.


Manipulation, vols, mensonges, ruses permettent à Nowak et ses sbires de parvenir à leurs fins. La mise en abyme est ici à souligner, puisque dvdclassik m’apprend que toute l’équipe travailla au film « sans prendre un jour de repos ». Comme Nowak, on peut supposer que Skolimowski n’en prit pas plus que les autres… Et son film fut réalisé avec un budget ultra réduit, l’équipe étant très largement payée… au noir. La rénovation de ce logement est donc aussi une métaphore de la création du film, avec ses imprévus, ses galères (dans le film une canalisation qui pète, un ouvrier qui s’électrocute), sa constante recherche de solutions parfois à la limite de la légalité.


La perfide Albion


Exilé à Londres, Skolimowski ne se prive pas d’un portrait acerbe de la capitale anglaise : le Londonien est soupçonneux, comme le montre le regard porté par la direction du supermarché sur notre bande ébahie dans le supermarché (mais ce sera bel et bien une dame anglaise qui sera prise la main dans le sac), raciste dès lors que l’étranger s’écarte du droit chemin et trouble la tranquillité du voisinage (l’homme à la moustache, qui finit par traiter nos exilés de « communistes »), retors lorsqu’il utilise la benne des ouvriers pour se débarrasser de ses propres déchets (toujours l’homme à la moustache).


Lorsque Nowak arrache les affiches de Solidarność, c’est d’abord pour ne pas éveiller les soupçons de ses compères ni les distraire de leur urgente tâche. Une deuxième lecture de cet acte serait l’attitude de Nowak lui-même, attitude égoïste, à l’image de cette interdiction de fumer juste imposée parce que lui n’en supporte pas l’odeur. Mais c’est aussi symboliquement une façon d’affirmer qu’en Angleterre la solidarité n’est qu’un slogan, non traduit dans les faits : les citoyens de seconde zone y sont tout autant réduits à voler (le vélo, puis le contenu du nouveau vélo… ce qui sauvera la mise à Nowak, démasqué, ironie du sort !), à mendier ou à se prostituer (l’image fugace d’une jeune femme sein nue m’a évoqué ce thème).


Constat amer. Mais, là, encore, Skolimowski fait preuve de mesure dans son portrait : le directeur se laisse attendrir par le discours de Nowak et accepte de lui reprendre sa dinde surgelée, plus tard le type du magasin de foulards se méfie, mais à raison, de ce client qui veut lui subtiliser une étoffe. Chez Skolimoswki, il n’y a pas les méchants et les gentils, et ça, ça fait un bien fou, non ?


S’il évite les simplifications, le cinéaste nous montre bien l’envers du décor : l’appartement a fière allure lorsque les ouvriers reprennent leur avion - en faisant les 6 km pour l’aéroport à pied puisqu’ils n’ont plus rien. Certainement à l’image de nombre de logis londoniens. Mais pour passer du taudis du début à ce résultat rutilant, que de vilenies commises !... dont n’auront aucune idée ceux qui y pénètreront. Un constat toujours d’actualité, tant nous profitons de mille belles choses sans soupçonner l’envers du décor.




Une œuvre riche, qui confirme l’immense talent de son auteur. On comprend que Jeremy Irons ait accepté d’être payé « un dixième du cachet qu'il était en droit d'attendre » (toujours selon dvdclassik) pour s’impliquer dans ce projet. Il porte superbement le film.


Si je ne vais pas jusqu’à 8, contrairement à mon appréciation de La Barrière, Deep End et Le départ, c’est parce que la réalisation est ici moins stupéfiante que dans les trois films sus cités. Plus réaliste, moins inventif, moins poétique que ce que je connaissais jusque-là de Jerzy Skolimowski – même s’il faut souligner l’excellente bande son, qui distille son étrangeté, introduit une dissonance dans ce portrait plus vrai que nature. Un poil moins singulier, donc, mais hautement estimable.


Je recommande, donc, aussi :
https://www.senscritique.com/film/Le_Depart/critique/143673612
https://www.senscritique.com/film/Deep_End/critique/146939927
et
https://www.senscritique.com/film/La_Barriere/critique/184547006


7,5

Jduvi
7
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le 21 sept. 2021

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Jduvi

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