Traces
6.6
Traces

Court-métrage de Wáng Bīng (2005)

« Wang Bing, L’Œil qui Marche »

« WANG BING – L’ŒIL QUI MARCHE » / exposition du 26 Mai au 14 Novembre 2021, à Le BAL : 6 Impasse de la Défense, 75018 / Commissaires : Dominique Païni et Diane Dufour avec Julie Hérault.


https://bueespecieuse.wordpress.com/2021/07/31/exposition-wang-bing-loeil-qui-marche/


Le son des machines à coudre provenant d’extraits de « 15 Hours » (2017) commence tout juste à percer nos oreilles, tandis que se dessine face à nous cet escalier descendant comportant dans son mur une ouverture laissant entrevoir l’expérience à venir, nichée dans cette salle souterraine. Ce n’est pas la première fois que le documentariste et cinéaste chinois Wang Bing fait l’objet d’une exposition, lui qui avait déjà foulé le Centre Pompidou en 2008 et en 2014. L’idée de l’exposer n’est d’ailleurs pas une exception française, sa dernière apparition muséale datant de Septembre 2020, à Bruxelles, sous la forme d’une quasi performance au sein de laquelle il s’enferme entre quatre murs de plexiglas le séparant de son public, et à l’intérieur desquels il monte son prochain film, « I Come from Ikotun ». Sa marque de fabrique ? Filmer sans commenter les dessous de la Chine contemporaine, s’attarder sur les exclus du miracle économique chinois (« Crude Oil » (2008), « Les trois sœurs du Yunnan » (2013)) ainsi que sur les morts et les derniers survivants des campagnes anti-droitières de Mao Zedong (« Traces », (2005), « Les Âmes Mortes » (2018)) dans la longueur, dans la douleur ; en bref, se faire oublier derrière la caméra, pour ne pas confronter à l’oublie ceux qui sont devant. L’exposition du BAL n’est d’ailleurs pas sans afficher, dès sa première salle, cette phrase qu’un habitant du Tie Xi adresse au cinéaste, dans « À l’ouest des Rails » (2003) : « Ma vie n’existe plus que dans ton film ».


« Ce corps, je dois le suivre » indique une citation de Wang Bing affichée à l’entrée, phrase qui n’est pas sans se joindre au sous-titre de l’exposition, « L’Œil qui Marche ». Outre le fait que celle-ci évoque le motif essentiel de la filature (l’un des plus redondant de cette filmographie), elle met également en exergue un élément biographique : en regardant les histoires des tournages, on se rend compte que chacun d’eux entraîne le suivant. Par exemple, Wang Bing repère l’asile d’« À la folie » sur le tournage de « Trois sœur du Yunnan » ; un arrêt au cours du tournage d’« Argent Amer » (2016) lui permet de réaliser « 15 Hours », dans une usine de manufacture à Huzhou. Les films de Wang Bing seraient donc, si l’on suit le parcours de l’exposition (ne prenant en compte qu’une minorité de sa filmographie), pareils à des satellites gravitant et s’emboîtant les uns dans les autres. Fait encore davantage appuyé par la scénographie, l’ensemble des extraits étant diffusés dans la même salle, leurs sons se mélangent, crées une terrassante mixture, liminale et désespérée.


Sous le joug de tous les extraits montrés, souvent en basse qualité (le matériel de Wang Bing n’étant pas des plus perfectionnés) , les sons et les images s’additionnent, faisant résonner les bruits de la Chine contemporaine. D’emblée, cette impression nous saisie au regard de la première salle, dédiée à « À l’ouest des Rails », dans laquelle un écran incorpore deux extraits du film diffusés simultanément, sous forme de quasi split-screen. Aussi l’étape suivante, ce U où des séquences d’« À la folie » sont relayées sur six écrans simultanés, cajolant le visiteur sous cette chaude et sombre couverture, alimentant un dispositif matérialisant la cour du centre psychiatrique. C’est alors que paraît l’évidence d’un dispositif soluble : placer le visiteur dans un état d’immersion sensible, au plus près des formes singulières du cinéma de Wang Bing, aspect confirmé par la suite de l’exposition, avec « 15 Hours », où deux plans du film sont superposés l’un sur l’autre (une femme au dessus, un homme en dessous, effectuant le même boulot, filmés sous le même angle, soumis à la même aliénation), saisissant les répétions sonores et les gestes redondants du travail, formant un bloc harmonieux, mais fragile, comme prêt à s’effondrer. Mais c’est avec « Traces », court-documentaire réalisé lors des repérages de l’unique fiction de Wang Bing, « Le Fossé » (2012), que l’impression est la mieux flagrante : le film est projeté au sol, peinant presque à nous faire parvenir ces images du cinéaste marchant seul dans le désert de Gobi, alors qu’émergent les ossements humains provenant des campagnes anti-droitières de Mao. Encore, l’œil de Wang Bing, l’objectif tourné vers le sol, se laisse donc entrainer dans une contagion avec l’exposition, laissant au spectateur le loisir de ne pouvoir résister à l’idée, lui aussi, de marcher sur ces images, de les parcourir de sa foulure, de s’y laisser entrer, physiquement.


L’exposition pourrait alors être seulement immersive, mais plutôt que de la simple œuvre de Wang Bing, c’est d’un autre corps que se jouent les commissaires : le notre, le mien, celui du promeneur parcourant cette galerie. En plaçant face à face le flâneur parisien et la Chine démunie, le dispositif coule son spectateur dans le désœuvrement, le poussant à calculer Wang Bing sous un angle amplement plus tortueux que si on le voyait sur un écran de cinéma. L’unique film diffusé à peu près sobrement est « Père et Fils » (2014), projeter en grand sur un mur blanc, juste au milieu de la salle et dans presque toute sa durée. Assis face à ces images, le spectateur les regarde en même temps qu’il entend à par égale les sons débordant des films aux alentours. Mais la mise en place la plus impressionnante n’est autre que la première, celle dédiée à « À l’ouest des Rails », donnant à percevoir la manière avec laquelle Wang Bing, pour son premier film, a su entrer dans ce monde ouvrier sur le déclin. Sont notamment opposées deux images, toutes deux situées au début du film : le premier plan, voyant un train circuler dans l’usine de Tie Xi alors habillée d’un manteau neigeux, puis à l’opposée un ouvrier pris en filature au sein de l’intérieur oranger de l’usine où le cuivre est fondu. À coté, trois écrans relatent chacun des scènes de conversations, laissant constater comment Wang Bing s’intègre : sa caméra DV, via ses mouvements, participe physiquement à chaque scène tout en se mettant à l’écart, dans une zone oubliée que l’on ne peut s’empêcher de percevoir, à la lisière de ce mystère, situé quelque part entre réel et image, par delà ces reflets tissés dans nos yeux aveugles. Si seulement il pouvait être si simple d'avoir quelque chose sous notre oeil !

JoggingCapybara
7
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le 1 sept. 2021

Critique lue 91 fois

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