Autrefois particulièrement productif et jouissant d’une considérable aura auprès du public, le genre du film de guerre, hormis quelques rares éclats, donne désormais l’impression de s’être considérablement essoufflé. Nous pourrions passer bien du temps à nous focaliser sur le pourquoi du comment, lequel trouverait probablement une réponse si nous nous mettions à introduire des questions géopolitiques ou générationnelles, notamment si l’on regarde les polémiques outrancières déclenchées aux Etats-Unis après des films tels que « Zero Dark Thirty » (2013) ou « American Sniper » (2014). Éléonore Weber, avec « Il n’y aura plus de nuit », propose une autre interrogation : et si l’histoire de la guerre pouvait se lire comme celle du cinéma ? Rappelons que la langue anglaise, pour filmer, se permet d’utiliser le verbe « to shoot » ; aussi, l’une des principales inventions ayant permis la naissance du cinéma est ni plus ni moins que le fusil photographique d’Étienne Jules-Marey. Et si la guerre et le cinéma pouvaient être amenés à se confondre ? Et si les actions de filmer et de tuer pouvaient être amenées à cohabiter ; pire encore, à se compléter ? « Celui qui filme est également celui qui tue » indique le synopsis officiel de cette dangereuse excursion, utilisant comme unique matériau visuel des images déclassifiées prises par des hélicoptères occidentaux durant les guerres d’Irak et d’Afghanistan, où des gens, capturés en vidéo via des caméras à vision nocturnes, sont ciblés à distance, et parfois tués. Cela dégage une étrange sensation, les images montrant parfois des animaux courant avec leurs petits, des lieux anonymes, des paysages vides, des enfants jouant… on se croirait volontiers dans une rêverie, mais seule la cible au centre nous empêche d’ignorer les origines militaires de ces images.


Ainsi se déroule donc la guerre contemporaine : l’œil mécanisé devient un prédateur privilégiant la nuit, frappant par surprise, constamment à la recherche d’une nouvelle proie. Le moindre mouvement, le moindre recadrage, le moindre focus peut être synonyme d’une mise à mort imminente. Troublant, « Il n’y aura plus de nuit » analyse le pouvoir de fascination mis en exergue par de telles images, au cœur desquelles il se passe à la fois tout et rien : la vision thermique permet au tireur de voir, mais la pixellisation l’empêche de distinguer ; la visualisation numérique lui permet de deviner les faits et gestes de ses futures potentielles victimes, mais le trop plein d’informations qu’elle engendre engraine en lui le doute quant à la véracité de son interprétation. En ajoutant à l’image la douce voix-off de Nathalie Richard, sous forme de porte-parole de « Pierre V. », un pilote français appelé à commenter les actions de ses collègues, Éléonore Weber atténue l’indignation du spectateur, mais intensifie le regard que l’on porte sur les technologie guerrières, déculpabilisant l’assassin via la minimisation de la vie de l’autre. Le soldat, dont nous empruntons ici le point de vue, tirerait-il s’il se trouvait en duel frontal, en interaction avec sa victime ? Peut-être est-elle là la vraie violence, dans cette taylorisation du massacre, dans cette distanciation muette entre le prédateur et sa proie, dont jamais les regards ne se croiseront, dont jamais les voix ne s’entendront.


« Il n’y aura plus de nuit » s’énonce au travers de trois actes : la première partie suit des filatures, la chasse ; la seconde montre les tirs, les quasi massacres ; puis la troisième nous laisse voir le clou du spectacle : une toute nouvelle caméra nocturne capable de faire disparaître la nuit de l’image. Il n’y a désormais plus que les étoiles pour trahir l’atmosphère nocturne, littéralement supprimée au profit des couleurs du jour. « Il n’y a désormais plus de distance, d’abris ou de recoins : nulle-part où se cacher » dit la voix-off. La domination des prédateurs devient alors absolue, mais n’ont ils pas, pour cela, franchis une ligne rouge ? Car voir mieux ne veut pas dire clarifier : il y a désormais tant d’informations visibles que ces dernières pourraient à elles-seules composer une nuit. Ce n’est donc pas la fin de la nuit, mais l’inauguration d’une nuit nouvelle, celle de l’image, inconnue, travestie par les moyens du cinéma. Quand l’armée se mesure à la lumière, donc… Comme lorsqu’un soldat, capturé par une de ces caméras encore au stade d’essai, s’amuse à se cacher ironiquement parmi les buissons, axant de multiples interrogations adressées à notre propre regard. Une autre séquence, à la fin, glace le sang : nous voyons à l’image une famille, visiblement états-uniennes, déjeuner paisiblement, lorsque le patriarche lève son vers en direction de l’œil, l’invitant ironiquement à se joindre au festin, alors que lui et ses proches, regardant tous l’objectif, se trouvent à portée de tire. Ils refusent de se montrer, comme leurs victimes, à la façon d’inertes données visuelles. Peut être savent ils que celui qui regarde se voit voir. Pendant ce temps, on ne sait pas trop si Eléonore Weber cherche à accompagner ses mots d’un sentiment de révolte, ou si les images qu’elle montre invitent à la résignation. Et si là se trouvait l’avenir du film du guerre ? Tout ce que véhicule « Il n’y aura plus de nuit » s’avère bien flou, mais difficile d’en vouloir à sa réalisatrice si elle n’apporte pas de réponses à ses questions : il n’y aura que le futur pour faire la mise au point.

JoggingCapybara
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le 28 juin 2021

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