Un bar allemand, un soir au hasard – la scène semble figée, la confrontation évitée. Déjà, on aborde une question de contraste : une vieille femme, un immigré marocain. Deux personnages, déjà un impossible apparent – et pourtant, la danse commence, curieuse et sans retenue, sans jugement ni cliché. Ils ne sont plus que deux êtres humains, sans âge ni pays, sans couleur et sans nom. Lui s’appelle Ali, mais ce n’est pas son prénom. On l’appelle Ali, tous s’appellent Ali. La danse se termine, les regards se tournent, moqueurs sinon désapprobateurs. Quand ils ne sont pas violents.


Fassbinder, grand conteur d’une certaine Allemagne, s’est logiquement aventuré dans des thématiques identitaires qui agitaient alors son pays – et qui, à charge de points de vue, n’ont guère perdu en pertinence. La vérité, plus insidieuse, est qu’il est difficile d’évoquer l’Allemagne d’après-guerre sans définir sa rupture. Une rupture sédimentaire, nouvelle mais profonde, de deux Allemagnes qui cohabitent, de deux Allemagnes qui se haïssent, de deux Allemagnes qui ne se comprennent pas. La pensée est envahie par la xénophobie, l’intolérance, la peur de l’autre et de l’inconnu – on devient prisonnier du présent.
La prison occupe une place colossale chez Fassbinder, au point qu’on pourrait la voir comme seul lieu de rencontre de ses quelques quarante films, des premières expérimentations godardiennes aux tardives envolées mélodramatiques façon Hollywoodien des années 50 (Tous les autres s’appellent Ali occupe d’ailleurs une intéressante posture de pivot entre ces deux lignes). La prison comme espace, physique et mental, sociétal et intime. La prison qui définit chaque image et chaque parole. La prison du couple, bien sûr, institution claustrophobe – mais aussi celle des regards, des autres, de la masse. Des yeux qui se posent, des yeux qui s’opposent, et qui finalement décomposent : comment exister véritable quand on nous épie ? Tous les autres s’appellent Ali va d’ailleurs plus loin, jusqu’à déconstruire le refuge même de la communauté : le discours, prophétique, d’un rejet fabriqué par les rejetés, est d’une glaçante mélancolie. Sortir de sa marge devient une trahison, et Fassbinder se fait finalement le témoin d’un terrible repli sur soi-même. Dans ses cadres, vastes et menaçants, ses personnages se perdent et ont arrêté de se battre : ils errent, terrassés par la pression sociale, selon le rythme de cette danse qui les a mariés.


La peur mange l’âme. Réplique d’Ali devenue titre (original). C’est finalement la matrice même du film, cette opposition sémantique entre peur et âme, comme deux notions irréconciliables. Il n’existe au fond que Fassbinder pour toucher ce miracle, celui d’une idée du cinéma comme une expiation des horreurs les plus paradoxales de l’humanité pacifique et organisée – chez lui, l’amour impossible n’est pas une tragédie, mais une bataille, un combat du quotidien, affreusement banal et terriblement douloureux. Ces espaces qu’il dessine, tant délavés que pétillants de contrastes, étroits et explosifs, libres et captifs, viennent synthétiser ces démons qu’il s’est évertué de chasser, encore et encore, jusqu’à les magnifier au travers d’un dos qui se retourne, d’un œil qui agresse. La peur mange l’âme, le désespoir détruit tout, certes – mais en tant que cinéaste d’une marge qu’il s’est toujours amusé à fantasmer académique, Fassbinder a fait de l’intolérance une orchestration baroque aussi éprouvante que somptueuse. Ici, la haine est magnifique, et c’est bien ça qui la rend si bouleversante.

Vivienn
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le 8 févr. 2021

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Vivienn

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