Il en est des formes comme des paquebots, elles n’ont jamais définitivement sombré et attendent l’aventurier qui tentera l’exploit de les faire réémerger. James Cameron est ce conquérant de l’impossible, ce chasseur de rêves, cet ingénieur de la démesure, seul capable de montrer des choses jamais vues auparavant : le combat dantesque d’une armée de soldats de l’espace contre des hordes de créatures monstrueuses dans Aliens, la rencontre avec une civilisation aquatique dans Abyss, le cauchemar d’un holocauste nucléaire qui emporterait notre planète en un souffle dans Terminator 2 — véritable manifeste esthétique où les scènes d’action les plus hallucinantes étaient conçues comme de pures chorégraphies de la matière, où l’azuré se confrontait à l’orangé, le feu à l’azote liquide, la rigidité du métal à la fluidité de la métamorphose, la fonctionnalité mécanique du cyborg à la vulnérabilité biologique de la chair. Le réalisateur canadien filme comme on boxe, avant et après la limite. Surtout après la limite. Au moment où de notre monde ne restent plus que des ruines, et d’un gigantesque bateau de luxe et de prestige qu’une épave. Il a beau jongler avec les budgets les plus dispendieux, son acharnement à casser ses jouets en fait bien plus qu’un money spender, un cas pathologique ne reculant devant rien pour perfectionner l’image qu’il se fait du néant. L’ampleur du projet s’associe ici à une ambition artistique considérable, qui consiste à ressusciter rien moins que l’âme du cinéma classique en réactivant ses grands flux de magie, de croyance et d’imaginaire. Les Cassandre de la profession prédisaient au pire un flop de l’envergure de La Porte du Paradis, au mieux un Waterworld bis. Onze Oscars plus tard et tous les records de recettes pulvérisés, Captain Jim aura transformé le pari en phénomène de société sans précédent et triomphé d’une aventure aussi insensée qu’en leur temps Autant en emporte le vent et Cléopâtre réunis. Il aura également fait entrer Leonardo DiCaprio et Kate Winslet (tout de fraîcheur, de fougue, de sensibilité juvéniles et radieuses) dans le panthéon des couples sacralisés de l’écran, aux côtés des Scarlett Leigh/Rhett Gable, Omar Jivago/Lara Christie et Rick Bogart/Ilsa Bergman.


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À des films colosses, il faut des spectateurs athlètes et des récits voltigeurs. Celui de Titanic part de zéro. Et il vient de plus loin encore, d'une zone en négatif très en dessous du niveau de la mer, là où gisent les restes du plus célèbre "insubmersible" de la navigation contemporaine : le Titanic disloqué, rouillé, envasé, enfoui. Un navire-fantôme. Toute la fiction progresse dès lors comme une vaste opération d'anamnèse où une certaine Rose DeWitt Bukater, survivante centenaire, fait office de canne blanche. Elle raconte le rapt d'une jeune femme arrachée à son destin par un ange qui lui sauve deux fois la vie et la tire de l'enfer (un mariage arrangé avec un homme de haut lignage industriel) avant de retourner dans son ciel, au cœur de l’océan. Elle est relatée à un explorateur qui, de nos jours, fouille le vaisseau englouti dans l'espoir d'y faire main basse sur un joyau mythique dont il vient de retrouver la trace. Ce bijou disparu et convoité voyage dans le temps et l'espace, suture par ses allers et venues le passé et le présent, la surface et les profondeurs. Le film se fonde donc sur un ravissement : autant qu'un enchantement de l’œil, il dispense une fable sur l'art de dérober les trésors, qu'ils s'appellent Rose, Cœur de l'Océan ou Titanic, de les enlever par la seule force du désir. Dans cette entreprise cyclopéenne, Cameron ne prétend pas faire seulement triompher sa propre signature : il signe moins une œuvre à la première personne que sur la première personne, sur cette morale strictement personnelle que défendent d’une seule voix tous les protagonistes. L’idée trouve l’une de ses plus belles formulations lorsque, au moment d’être enregistrée sur la liste des rescapés, Rose donne le nom de famille de Jack Dawson, faisant passer en contrebande, dans le bilan officiel de l’hécatombe, le secret d’une union amoureuse, préservant pour toujours, sous ce patronyme qu’elle ne gardera pas, le mystère de celle qu’elle est devenue au cours de la traversée.


Titanic est étonnamment en paix avec ses propres affinités électives, sa volonté de reproduire le désastre grandeur nature pour le filmer au-dessus de la mêlée, en donnant sa préférence à une figure de proue, Rose, et à son chevalier servant, qui ont toujours un point de vue imprenable sur le paysage et les événements. Le regard du cinéaste affirme de la même manière sa sereine suprématie : la fièvre conquérante d'Aliens, le goût du défi de Terminator ou True Lies ne trouvent paradoxalement guère place dans ce grand mélo romantique où le monumental sert de mètre étalon, où la mise en scène prend avec élégance la mesure de la catastrophe, domine son sujet avec une force qui ne cherche à en entraver nulle autre et s'épanouit sans crainte dans une étrange et naïve douceur. Rose complète quant à elle la galerie des héroïnes cameroniennes : masculines, pugnaces, effrontées, physiques, embrassant comme on met des gifles. Elle s'apparente à ces pionniers partis pour construire l'Amérique : dans le plan final, qui part de sa commode où sont posées les photos de sa vie, on la découvre tour à tour en cow-girl, en pilote d’avion, en actrice hollywoodienne. Si elle est l'incarnation vivante de l'indépendance et de la liberté d'un monde en pleine expansion, c’est parce que Jack lui apprend à se délivrer de ses chaînes, même si cela équivaut pour lui à couler à pic. Elle se défait du corps inerte agrippé à sa main comme on décolle une peau morte. Il faut savoir trancher ce qui est éteint en soi pour que perdure le vivant. Son fulgurant parcours initiatique (en un jour elle découvre comment cracher, nager, tenir une hache, dire non aux siens et faire l'amour) trouve son accomplissement dans ce sursaut d'énergie vitale. Jack lui a permis d'accoucher de cette part animale, de ce pur instinct de survie vers lequel il est nécessaire de régresser, à l'image des hommes de troisième classe alignant leur fuite sur celle des rats pour ne pas se tromper de chemin. Cet ultime élan témoigne de la substance privilégiée de Cameron, pour qui le couple, l'amour, l'existence entière ne peuvent se vivre qu'en état de guerre.


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Dans la destruction de ce miracle de la révolution industrielle où tout était embarqué, le Nouveau Monde des bâtisseurs et l’ancienne Europe des banquiers, les pâtisseries rococo de l'ère edwardienne et les tableaux de l'art moderne (un Picasso, un Degas), les vieilles valses de Strauss et les premiers foxtrots, ce ne sont pas seulement mille cinq cents passagers qui vont périr mais aussi la cargaison des illusions et le poids très lourd d'une société brutalement arrachée au champagne et au caviar, crucifiée par sa vanité, ses excès et son immobilisme. Sic transit gloria mundi… Certes l’illustration assez sommaire que délivre Cameron de l’organisation sociale, des rapports de classes et de leur lutte dialectique flirte avec le manichéisme. Et pourtant chacun se révèle face à la mort dans la nudité de son être : la morgue aristocratique peut devenir dignité stoïque, la discipline sacrifice, et la lâcheté rester lâcheté. Des correspondances poignantes, parcourues d’une authentique grandeur, d’un sens saisissant du tragique, s’établissent ainsi entre le commandant qui attend la mort à la barre et le milliardaire dans son fauteuil, un verre de brandy à la main, entre le premier officier se tirant une balle dans la tête après un geste malheureux et funeste et la mère assurant d’une voix brisée à son petit garçon, cramponné à ses bras, que tout sera bientôt fini. Les sidérantes images du naufrage, qui voient les corps tomber tandis que le navire se dresse lentement à la verticale, figurent la chute des damnés dans l'abîme. Portée par la partition lyrique de James Horner (et l’orchestre du bord qui jouait bien Plus près de toi mon Dieu au sein du tumulte), l'esthétique de la séquence renvoie aux fresques grandioses du XIXème siècle, à John Martin, Thomas Cole, aux allégories apocalyptiques où s'effondrent des architectures immenses déferlant sur le spectateur, dépassé par la terreur et le sublime. Dans un superbe raccourci poétique, l'eau dissout la peinture, les toiles retournent aux limbes et la couleur figée à l’évanescence. Quant à l’image des centaines de cadavres raidis flottant sur la surface glacée de l’océan, fugacement éclairés par la lueur des torches perçant la nuit, c’est une vision de pure fantasmagorie qui imprime la rétine comme peu d’autres.


Cameron convoque autour de la scène épique un espace sans cesse élargi : la voûte scintillante au-dessus de Jack, artiste rêveur ; le navire devenu point de lumière dans l’obscurité, avec un signal de détresse silencieux semblable à une étoile filante. Plus qu'une arche de Noé, le Titanic est une tour de Babel, chaos de langues et de richesses, érigée vers le ciel quand son plus grand défi devient incommensurable détresse. Lorsque ce palais majestueux s’élance sur l’Atlantique, le sentiment d’euphorie s'accompagne d'une vision infernale : aux plans des passagers, de la coque, des machines, répond celui des mécaniciens suants et léchés de flammes, galériens modernes emplissant les chaudières aux colossales proportions, dignes de Metropolis. Loin de se laisser griser par la technologie, la caméra caresse les bielles, frémit avec les poutrelles tordues, scrute le bâtiment du sommet des cheminées aux boutons des coursives, des fastueux salons d’apparat aux sauteries gaillardes improvisées dans les réfectoires, insuffle une dernière palpitation à l’énorme carcasse métallique qui se cabre avant de se briser et d’être avalée par les flots. Autant de sortilèges dont Rose est le relais actif : tout en en livrant généreusement ses souvenirs, elle sauvegarde son quant-à-soi et son secret intime, s’affranchit une fois pour toutes du sort du commun des mortels. L’amour transporte les héros du pont dans le soleil couchant à la fournaise où flottent les voiles de la robe de la jeune fille. Sauvé des eaux, son portrait fait d'elle une sirène. S'unissant à Jack, elle laisse sur une vitre la trace chaude d'une main ardente. Et lorsque le Cœur de l'Océan rejoint les abîmes avec son âme apaisée, le Titanic se réveille. À la surface, les vagues et le grand linceul bleu de la mer. Dans les tréfonds, au sein de l'épave, le temps s'annule et les amants se retrouvent, enfin réunis. La vie est sans prix.


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le 27 oct. 2019

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Thaddeus

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