David Fincher, vous avez un nouveau chef-d'œuvre

David Fincher s’attaque à Facebook ? Ne jouons pas les faux-jetons, à cette annonce bon nombre d’entre nous ont levé un sourcil. Un an plus tard, on se sentait tout bête face à la redoutable cohérence de The Social Network dans la carrière du réalisateur. Comment a-t-on pu se mettre des œillères, attendu que chacun de ses précédents longs réduisait en charpie la perception arriérée d’un simple technicien plus doué que la moyenne ? Seven prenait la direction d’un récit cauchemardesque pour nous renvoyer au visage la désobligeante sensation que son tueur en série a percé la déliquescence de notre réalité. Fight Club enchaînait les torgnoles à la société de consommation pour laisser exploser le malaise du mâle alpha à l’aune du nouveau millénaire. Enfin, Zodiac présentait Robert Graysmith comme l’outsider laissé de côté dont la détermination (et les sacrifices) allait permettre de s’approcher au plus près d’un psychopathe qui a hanté la Californie. À travers les films de genre, les adaptations indociles, les percées formalistes, c’est surtout le regard acéré d’un conteur hors-pair n’ayant de cesse d’observer les transformations de son monde au travers des actions de purs marginaux. Une obsession qu’on retrouve sur la genèse très compliquée du réseau social.


Gardez en mémoire que Fincher a maintes fois précisé que sa dernière fiction n’avait probablement pas grand-chose à voir avec la « vraie » histoire derrière Facebook. Basé sur l'essai The Accidental Billionaires: The Founding Of Facebook, A Tale of Sex, Money, Genius, and Betrayal de Ben Mezrich, le script génial d'Aaron Sorkin dresse le portrait complexe mais diablement excitant de Mark Zuckerberg…ou plutôt une idée ce qu'il pourrait être. La distinction est importante. Le travail de recherche, de mise en concordance (ou discordance) des faits ou témoignages n’est pas négligeable, cependant les hommes de The Social Network se réfèrent toujours à leur Zuckerberg comme un personnage. Incarné avec génie par Jesse Eisenberg, l’inventeur (?) de Facebook est indubitablement Fincherien. Loin de l’archétype du nerd un peu gauche et ridicule, l’étudiant programmeur est avant tout un ambitieux frustré de ne pouvoir accéder à une classe sociale supérieure, d’être reconnu comme l’élite qu’il estime être. Esprit vif, débit mitraillette, toujours sur la ligne entre franchise glaciale et méchanceté involontaire quand il ne la dépasse pas, le conquérant est une tête à claque qui irrite autant qu’il amuse par sa capacité surnaturelle à se révéler tel qu’il est au détour d’un encouragement ou d’un trait d’esprit puants la condescendance. Difficile à aimer mais impossible de ne pas être un chouïa fasciné. Encore plus quand la narration adopte la forme d’un film de prétoire où chaque version ajoute une couche de complexité à cet anticonformiste par excellence ainsi qu’aux autres protagonistes. Qui a raison dans cette histoire ? Tout le monde.


En parallèle de la conception controversée du réseau social, le long-métrage donne surtout à voir le labeur et la détermination qui fait passer le projet de simple idée à révolution technologique. D’où une certaine empathie à l’égard de ce Zuckerberg-là, finalement seul d’un bout à l’autre à avoir pu mener l’entreprise à terme. Non sans une certaine ironie, puisqu’il devient le créateur de son propre « final club » sans jamais réellement s’y inclure. Comme l’avise son accroche (« On ne peut pas avoir 500 millions d’amis sans se faire quelques ennemis »), la réussite se paye au prix fort : exclusion, rupture, solitude. Dernièrement, The Social Network donne aussi à voir la rapidité avec laquelle les interactions sociales sont bouleversés par l’outil informatique, au point de générer rapidement de nouvelles normes dans les habitudes et le langage courant. Plus de quinze après son explosion, Facebook reste un outil incontournable dans les relations interpersonnelles autour du globe. Ce qui nous fait donc 3 niveaux de lecture pour une œuvre de 2 heures accessible à tous. On dit merci qui ?


Un exemple étant plus parlant, prenons un moment précis du film, l’ouverture. En plus d’une note d’intention cristalline, cette introduction rappelle à quel point David Fincher s’est réinventé en maître du champ-contrechamp depuis le foudroyant Zodiac. Le moindre plan capte les plus infimes mouvements ou expressions trahissant le changement de ton quand la séquence elle-même passe d’un dialogue convivial vers une joute sur un ring entre deux individus dont les rapports se délitent un peu plus à chaque échange. Transcender la scène la plus banale en morceau de bravoure ? Défi relevé (encore une fois). Et ce n’est que le début. La tentation est grande, on pourrait palabrer sur d’innombrables paragraphes pour déterminer en quoi tel passage en montage alterné ou musical sur une course d’aviron est terrassant mais à quoi bon ? Chez Fincher, l’orfèvrerie c’est apparemment une formalité. Le metteur en scène s’est également distingué par les performances maousses qu’il extirpe de tous ses interprètes. Il a beau se traîner une réputation de réalisateur froid, ses films font partie de ceux qui s’intéressent le plus aux personnages, qu’il s’agisse de leurs envies, leurs problèmes ou leurs contradictions.


Le meilleur moyen est donc de trouver la bonne distance pour servir au mieux les interprètes. Pas de surprise, ils sont exceptionnels. Jesse Eisenberg ne pouvait apporter le cœur du tragique, c’est donc à l’impressionnant Andrew Garfield qu’incombe cette tâche et il s’en accommode avec une grande réussite. De son côté, Armie Hammer est incandescent dans le double-rôle des jumeaux Winklevoss. Justin Timberlake quant à lui prouve qu'outre sa carrière de chanteur, il a également d'excellentes dispositions en tant qu'acteur. On peut au passage remarquer la ravissante Rooney Mara. Et la bande originale de Trent Reznor et Atticus Ross, alternant électro et compositions hybrides, se fond admirablement avec le film et son sujet.


Convaincre un spectateur d’y jeter un œil ? On pourrait employer la batterie de formules toute faites ou éculées, type « attention, chef-d’œuvre » ou « film générationnel », ce que The Social Network est. Pourquoi pas tenter de vous livrer les monstres sacrés auxquels on pense à l’issue de la projection, type Citizen Kane ou Lenny. C’est mettre la barre très haut ? Sachez qu’il est permis de le faire sans sourciller. Pour un projet qu’on avait de la peine à envisager autrement que comme une manœuvre commerciale, finir par tenir le résultat final en si haute estime vous donne une petite idée de la nouvelle victoire par KO de tonton David (pardon).

ConFuCkamuS
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le 26 juil. 2019

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