"Shanghai Gesture" semble organiser une fuite absolue hors de la réalité. Mais c'est pour mieux nous emmener en son cœur, dans une traversée des apparences féroce, extraordinairement drôle et réjouissante, parfois émouvante. Les premiers plans donnent le la : au milieu d'une brume que traversent des figurants, comme des silhouettes qui émergent à la lumière pour aussitôt disparaître (une image au gris crayeux, magnifique), on voit un agent, hindou enturbanné, diriger la circulation, avec des gestes raffinés et poseurs. On le regarde avec des yeux ronds effectuer sa danse des bras sur une musique à l'exotisme désuet. On dirait un metteur en scène ou un chef d'orchestre. C'est alors que surgit le premier trio : cette blonde à béret, qu'on dirait sortie de chez Hawks (si son allure, grande gueule, légèrement vulgaire, ne la ramenait plutôt du côté de Capra). Et deux hommes en voiture : l'un arbore un Fez et une grande cape (le docteur Omar, Victor Mature, tout en lorgnades et sourcillades, extraordinaire). L'autre est un bouddha chinois cynique et calculateur (le marchand Howe). Deux vautours sexuels prêts à fondre sur la... ni faible ni innocente Dixie, danseuse à bagou qui a roulé sa bosse.


On retrouve bientôt nos trois personnages dans le repère de "Mother Gin Sling", le casino fashion du Shanghai interlope. Un mouvement de plongée nous dévoile son arène, comme un temple païen où s'affairent dans le brouhaha et la fièvre les adorateurs des jeux de l'argent et du hasard. Au centre une roulette où les plus accrocs finissent de perdre jusqu'au dernier centime. Un collecteur, avec sa loupe oculaire, est l'impitoyable Charon qui prend, des mains de Marcel le croupier, tout ce dont les misérables peuvent encore se délester dans leur voyage vers l'enfer (ou le paradis). Le larcin est remonté par un panier suspendu à une corde vers le voleur en chef, l'estropié réjoui Caesar Hawkins : son inimitable accent (on le verra, plus tard, en jouer de la façon la plus obscène dans une démonstration de racisme anti-chinois) est comme une accusation chantante lancée à la face de tout l'empire britannique.


On tombe bientôt sur la mignonnette de service, "Poppy" Smith (Gene Tierney). Le personnage est là aussi caractérisé d'emblée : il faut voir son visage extasié lorsqu'elle prononce cette phrase : "Les autres endroits sont comme une maternelle, comparés à celui-ci... On sent planer l'esprit du mal. Je ne pensais pas qu'un tel lieu puisse exister en dehors de mon imagination..." On hésite entre l'envoyer faire ses devoirs dans sa chambre avec une bonne paire de claques, ou céder en bloc à tous ses caprices. Avec elle, mais on ne le sait pas encore, c'est une sacrée partie d'échecs qui s'annonce : celle qui va opposer Mother Gin Sling (la reine du bal : créature à la coiffure tortueuse - reflet de son âme ? - et au visage modelé entre poupée et dragon) à Sir Guy (grandpa Huston), entrepreneur pressé qui s'apprête à racheter la moitié de la ville, en virant au passage la dragonne. Poppy, petite chérie capricieuse, rejetonne de Sir Guy, est au milieu. On ne comprendra véritablement ce qui se trame entre ces 3 là qu'à la fin. En attendant, chacun va avancer ses pions, et illustrer ses talents dans l'arène du vice.


Ce qui donne 99 minutes de pure réjouissance. Un cinéma-théâtre comme je n'en ai pas vu d'aussi époustouflant, ni avant ni après (pas même dans les autres Sternberg). Une fable qui rend, avec une puissance inégalable, la vision d'une humanité vouée au tragique par le jeu des passions (simultanément forces de vie et de mort). On y trouve au premier plan cette galerie de personnages incroyables (inoubliables : jusqu'au barman, ou au coolie), servis par des acteurs prodigieux (Mature, Tierney, Ona Munson, Walter Huston...). Ce sont littéralement (avec le dénouement et son intéressante mise en abîme) les pièces d'un échiquier (fou, reine, roi, pions...) qui s'affrontent avec désinvolture et grâce. On y trouve aussi cette réalisation, cette production (étonnant comment dans les grands chefs d'oeuvre tout semble coïncider pour célébrer la vision d'un seul homme) et un dialogue qui distille des scènes d'anthologie : celle, citée plus haut, où l'on découvre Poppy, mais aussi toutes les répliques prononcées sur le ton le plus détaché comme autant de chefs d’œuvre d'humour cynique. Je retiens celle-ci, de Howe : "Elle me rappelle ma 1ère femme : l'argent n'avait strictement aucune importance pour elle, tant que je lui en donnais". Ou cette autre, de Mother Gin Sling (bien utile pour mon titre) : "Shanghai est aussi propre qu'un cygne dans la boue". Bref, ce Shang est tout sauf gris et las, et c'est avec enthousiasme que je le recommande (à tous ceux qui comme moi préfèrent l'aimer épicé)...

Artobal
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le 17 oct. 2022

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le 11 mars 2011

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Artobal

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