The Loveless, Katrhyn Bigelow & Monty Montgomery, U.S.A, 1981, 1 h 22

Dialogue évident avec les années 1950, du moins avec l’ère pré-Kennedy, puisqu’aucune année n’est précisée, le film se positionne dans l’héritage d’un genre qui en 1981 est déjà tombé en désuétude : l’Outlaw Biker Movie. Apparu dans les années 1950, avec « The Wild One » (Laslo Benedek, 1953), qui en demeure le plus éminent représentant, le genre devient avant tout l’apanage des séries B fauchées dans les années 1960.


Des noms comme Russ Meyer ou Roger Corman y sont d’ailleurs fortement attachés. Après « Easy Rider » (Dennis Hopper, 1969), le genre tombe en désuétude, même si quelques réminiscences telles qu’« Electra Glide in Blue » (James William Guercio, 1973) ou « Knightrider » (George A. Romero, 1981) apparaissent ici et là.


Le motard, le road trip, le rock’n’roll, toute une ambiance bien définie est captée dans ce premier film de Kathryn Biugelow, en coréalisation avec Marty Montgomery, dont c’est la seule réalisation. C’est toute l’idéalisation d’une ère qui est déployé visuellement à l’écran. Mais il suffit de gratter légèrement pour réaliser que ce que portent aux nues les conservateurs de l’époque (pour qui les années 1950 se traduisent comme une sorte d’Eden disparut) n’est qu’un vernis camouflant moults cadavres ambulants.


L’histoire s’avère très simple, un gang de motards se retrouve dans une petite bourgade du Sud des États-Unis. Ils veulent rejoindre Daytona pour y assister aux courses de motos, mais une panne les fait rester quelques jours, sous le regard inquiet des habitants du coin. Le film s’intéresse alors à Vance (premier rôle principal de Willem Dafoe), un voyou présenté comme un violeur et un voleur, dès son introduction dans les premières minutes du récit. Le gang estalors confronté aux misères d’un patelin, utilisé ici en vitrine d’un portrait sulfureux d’une Amérique peu reluisante.


Une séquence évoque même la ségrégation et tout le racisme latent, encore très présent dans les 80’s. Vance se rend dans un bar tenu par des Afro-Américains pour y acheter une bière. Si lui fait peu de cas de leur couleur de peaux, cela est toutefois à mettre en lien avec deux autres détails du métrage. En premier lieu, l’action se déroule dans une location du Old South, traditionnellement raciste et en second lieu, des blousons noirs du gang arborent des insignes nazis. Par rébellion et provocation certes, mais au vu de l’idéologie présente dans le milieu des gangs à motos, le lien se fait tout seul.


Et c’est là où se perçoit déjà ce qui composera le Cinéma de Kathryn Bigelow : une sphère remplie d’outcast en quête d’existence, quand bien même ce n’est pas celle qu’ils ont sciemment choisie. Vance est un loubard, il traine avec des gens violents, racistes, dangereux, pour lesquels il ne partage pas spécialement de sympathie. C’est un marginal qui a trouvé une communauté qui l’accepte tel quel. Cela n’est finalement rien de plus qu’une manière de survivre dans une Amérique en pleine mutation, où seule la façade est unifiée.


Dégénération des mœurs d’une société de non-dits où rôdent les plus abjects secrets, « The Loveless », sous ses airs d’hommage arty, renferme une œuvre sombre remplie de désespoir. Portrait d’une Amérique de la vacuité qui se délite sur elle-même, le film annonce en quelque sorte les dérives reaganiennes à venir durant la décennie 1980. Les deux cinéastes mettent l’accent sur une génération sans ambition, livrée à elle-même, sans être particulièrement rebelle, mais dans l’incapacité d’agir sur une société mortifère qu’elle ne peut que subir.


Et au-delà de la jeunesse, les principales victimes de la déroute étatsunienne de l’après-guerre, ce sont bien entendu les femmes. Les différents portraits proposés dans le film se révèlent des plus équivoques. Une femme mariée, visiblement bien intégrée, subit une agression sexuelle par Vance. Choquée dans un premier temps, elle ne rejette pas totalement son agresseur. Cela est un gimmick de cinéma très présent à Hollywood depuis la fin des années 1960.


Ce n’est pas là une justification du viol, et encore moins son acceptation, mais au contraire une réflexion sur le pouvoir masculin pour soumettre la femme. Dès lors que cette dernière devient imperméable à l’humiliation, elle peut en tirer une certaine force. C’est là une réflexion de fiction, ambiguë certes, mais à ne pas apposer à la vie réelle. Ici, l’agression de cette femme bourgeoise est une manière d’appuyer un rejet, même dans les classes huppées, d’une formalisation de la société. En effet, en l’espace de quelques secondes, la vie rangée qu’elle n’a pas spécialement choisit, vole en éclat. Toute l’hypocrisie explose par l’intermédiaire d’un acte violent, condamnable et immonde.


Un autre personnage, une jeune serveuse ingénue, se laisse charmer par un bad boy, là encore pour se sentir un peu vivante. C’est aussi une manière de démontrer le malaise ambiant et la culture du viol dans les sociétés d’héritage chrétien. La jeune serveuse incarne dès lors cette jeunesse paumée, qui ne sait comment passer le temps, et trouve un refuge dans l’autodéstruction par la picole, la fume, le rock’n’roll et le sexe. À l’instar d’une barmaid livrée au poids de l’ennui, qui improvise un strip-tease devant une audience masculine particulièrement toxique.


Mais le portrait le plus poignant, il constitue d’ailleurs le cœur même du récit et l’évolution de Vance, est celui d’une jeune femme tout juste sortie de l’adolescence, Telena (incarnée par Marin Kanter). Isolée dans sa bourgade du Sud, elle est abusée (dans tous les sens du terme) par un père violent, qui refuse de la laisser à quiconque. Elle représente sa propriété, et c’est là un peu la condition de toutes les femmes présentées dans le film. Que ce soit l’agression sexuelle, la drague de mauvaise intention ou l’inceste, le dénominateur qui revient est l’oppression patriarcale qui tient d’une main de fer des femmes qui ne sont jamais maîtresses de leurs destins.


Dans l’univers dépeint par le film, leur rôle se résume à des objets. Objets de pulsions, objets de désirs, mais aussi l’objet de toutes les attentions. Lors de la séquence malsaine du strip-tease, c’est par le biais de sa danse explicite que la barmaid trouve un semblant d’existence devant des mâles dégueulasses qui tirent la langue et en veulent toujours plus. Telena polarise ainsi l’ensemble des portraits, devenant un personnage qui n’a même pas eu le droit à une enfance, volée par son immonde géniteur. Et lorsqu’enfin elle aperçoit le moyen de s’émanciper, par une relation « normale », une fois de plus son père se mêle à sa vie et tente de l’écraser de toutes les méthodes possibles. Et seule la tragédie s’emploie à pouvoir résoudre la misérable existence de tous ces personnages.


Véritable plaidoyer féministe, à l’heure des 80’s, où le mouvement allait connaître un recul, « The Loveless » se sépare rapidement du genre de l’Outlaw Bikers Movie, pour proposer un portrait vitriolé d’une Amérique malade. Et la plus grande réussite s’avère que, par le biais d’une époque fantasmée, Kathryn Bigelow et Morty Montgomery présentent leur constat (déprimant il est vrai) du pays dans lequel ils sont devenus adultes.


Avec cette idée du regard en arrière, dans le rétro des Fifties, les deux cinéastes captent toute une ère de changement. Figure ainsi cette présence du rapport entre une archaïque arrière-garde rétrograde et une jeunesse perdue. Cette dernière rejette en effet un mode d’éducation qui ne vaut plus rien dans le monde où elle doit trouver sa place. Cette nouvelle génération écrasée sous le poids de leurs ainées refusant de se remettre en question, permet de livrer le récit d’une Amérique sclérosée et schizophrène, où seul le drame paraît inéluctable.


Cette première réalisation comporte bien entendu des défauts, inhérents à tout débutant, mais elle pose le spectre du Cinéma de Kathryn Bigelow. Sans concession, elle aborde le malaise d’une nation, par le prisme d’un genre populaire. « The Loveless » aurait pu se suffire en simple Grindhouse Movie, comme une série B post-Nouvel Hollywood, mais il signe avant tout l’acte de naissance d’une cinéaste révoltée. Bigelow ne craint pas d’affronter frontalement les dysfonctionnements d’une société capitaliste malade. Et 40 ans après cette première œuvre, elle n’a d’ailleurs toujours pas dit son dernier mot.

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le 12 mars 2023

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