Imaginons. On pourrait croire que c’est simple, qu’il y aurait deux catégories de films : les bons films et les mauvais films. Sauf qu’il y aurait deux catégories de mauvais films : ceux qui sont involontairement mauvais, et ceux qui font exprès de l’être. Ca resterait encore à peu près simple s’il n’y avait pas encore deux catégories de films volontairement mauvais : ceux qui, du coup, seraient réellement mauvais, et, plus rarement, ceux qui deviendraient, par une équation complexe qui n’est pas complètement claire dans ma tête, réellement bons. Parmi ceux-ci, au sommet, enfin, on aurait les mauvais films dotés d’une conscience d’eux-mêmes telle qu’ils dépasseraient les vrais bons films. Enfin, tout ça, c’est donc dans ma tête, ce n’est que le fruit d’une tentative d’explication de pourquoi The Greasy Strangler m’est apparu si merveilleux, si formidable, si exceptionnel, alors que selon des critères objectifs ce serait probablement l’une des pires bouses de l’Histoire.


Les Américains ont ce mot pour ça, « self-awareness » : le fait d’être capable d’une prise de recul sur son propre art, de savoir en admettre les limites, voire l’inanité, pour se livrer à un méticuleux exercice de déconstruction, pour ne pas dire de destruction, des codes établis d’un genre. Si on a pu se régaler ces dernières années d’un grand nombre de comédies fonctionnant sur ce principe (presque tous les films avec Will Ferrell, en gros), c’est la première fois de récente mémoire qu’un cinéaste applique le concept à un film d’horreur. The Greasy Strangler est donc le summum de la self awareness. Le suspense du scénario s’évente dès les trente premières secondes. Les effets gore sont torchés par des responsables d’effets spéciaux en post-coma éthylique. Les dialogues sonnent plus faux qu’une chanteuse d’opéra dans un album de Tintin. Les blagues, car il y a des blagues (il y a BEAUCOUP de blagues), sont tellement énervantes, limite insupportables dans leur pitrerie de cour d’école primaire, qu’on rit tout en étant sincèrement désolé de rire avec la secrète envie de s’arracher les ongles pour les planter dans les yeux des dialoguistes. Parfois même, c’est l’équipe de tournage qui s’invite dans le cadre, dans le reflet d’un morceau de décor, à l’occasion d’un travelling qui prend bien soin de repasser plusieurs fois sur le morceau réfléchissant pour qu’il n’y ait aucun doute sur le fait que c’est du trolling 100% assumé.


J’ai pu lire que The Greasy Strangler s’inspirait de l’univers de John Waters. Je le connais mal, mais le film m’a inspiré d’autres références : le Bruno Dumont de Ma Loute, le Peter Jackson de Bad Taste, le Kevin Smith de Clerks, jusqu’à une sorte de réflexion méta sur les apparences que j’avais retrouvé un peu avant (sous une autre forme) dans Border d’Ali Abbasi, ou Under the Skin (s’il avait été tourné par un Jonathan Glazer drogué au LSD). C’est donc l’histoire de deux vieux beaux, un soixantenaire et son fils quarantenaire, qui habitent une maison de banlieue délabrée et vivent de l’argent des nigauds qui les suivent dans leurs offres de visites touristiques des quartiers les plus moches de la ville. On ne sait pas trop pourquoi, mais entre leurs discussions passionnantes à base de geignements et de pets, le film nous montre donc les exactions du Greasy Strangler, un tueur en série recouvert de graisse de lard qui victimise d’infortunés quidams dans les effusions de violence les plus ridicules qu’ait connu le septième art depuis les films d’action ougandais des années 1980. Les personnages passent leur temps à avoir des conversations complètement débiles, comme le fait de disserter sur la saveur des chips au paprika striées ou des concours de celui qui dira le plus de fois « bullshit artist ». Les répliques sont échangées de façon souvent si peu naturelle qu’elles font penser au « The Room » de Tommy Wiseau – le « I DID NOT ! » gueulé sans raison par l’un des personnages en réponse à une question n’ayant aucun rapport m’a fait écarquiller les yeux de stupeur. Mais si ce n’était que ça...


Au début, le film est « juste » ultra bizarre. Et puis, assez rapidement, il introduit dans son histoire une donnée romantique avec l’arrivée d’une femme qui va faire l’objet des convoitises du fils et du père. A partir de là, The Greasy Strangler enlenche la cinquième et n’arrêtera pas avant d’avoir franchi le mur du son. Scènes de drague, de comédie musicale, nudité omniprésente où défilent micro-pénis, énormes bites et buissons ardents, joutes verbales dépourvues de sens, scènes d’horreur brèves à base d’yeux expulsés des orbites façon Tex Avery low-cost, personnages handicapés ou difformes, sans nez, sans bite, sans yeux, qui entrent et sortent du cadre selon l’envie du moment. Bande originale totalement démente signée Andrew Hung, qui donne l’impression d’écouter des chipmunks malades essayant d’animer un gala en maison de retraite – ça a beau sembler horrible, j’écoute l’OST en boucle depuis plusieurs jours et c’est incroyable à quel point je la trouve excellente, à la fois catchy, malaisante, bref, totalement représentative de l’esprit du film. Et, toujours, des vannes, des vannes gênantes, des vannes incompréhensibles, des vannes techniquement pas drôles, et pourtant des vannes merveilleusement à leur place dans le film. Niveau vannes, je n’ai pas trouvé d’équivalent dans ma culture ciné américaine (même les films d’Adam McKay ne sont pas aussi crétins) et, tout ce que je peux faire, c’est les rapprocher de notre humour national absurde versant Dupieux ou Monsieur Fraize – je jure sur ma vie que certains sketchs du film m’ont encore plus énervé que les dernières apparitions de Fraize chez Ruquier. Mais je ne spoilerai pas (plus).


Je ne spoilerai pas car je veux vraiment que les gens voient ce film. C’est un film nul, et pourtant c’est un film génial. Même si The Greasy Strangler évoque des références par dizaines, il réussit à être un film totalement autonome, unique, sans équivalent. Dans l’interminable liste de films d’horreur idiots, de comédies affreuses, de bis chelou qui ont construit une bonne partie de ma culture cinématographique, je n’ai jamais rien vu qui s’approche, de près ou de loin, de cette œuvre inclassable. C’est un film hypnotique, qui tente tellement de choses kamikazes, qui assume une telle radicalité, aussi horripilante soit-elle, qu’il parvient réellement à atteindre son objectif d’être unique, incomparable. C’est devenu tellement rare aujourd’hui de voir des films à ce point différents du tout-venant (que ce soit de la comédie, de l’horreur, ou finalement de n’importe quel genre) que ça fait un bien fou. Qu’on a envie d’adhérer à chacune de ses âneries, qu’on embrasse chacune de ses provocations, qu’on écarquille les yeux d’émerveillement tout comme on admirait secrètement, gamin, le gosse populaire de la classe qui faisait tout le temps des conneries. C’est étrange de dire que l’émerveillement est une émotion que procure un film d’une telle vulgarité, et pourtant c’est vrai : j’avais oublié, simplement, qu’une équipe de réalisateur, scénaristes, acteurs, musicien, pouvaient se rassembler, décider de faire n’importe quoi, mais avec professionnalisme, avec une vision, un but. Derrière son insondable bêtise, le film soulève énormément de questions sur ce que doit être un bon film ou une œuvre d’art en général. Ses running gags brutaux interrogent efficacement le rapport du spectateur à l’art, et même plus loin, interrogent les rapports des auteurs du film à leur propre métier. C’est comme si, quelque part, on était invité dans la fabrication d’un film, qu’on en regardait une version pas finie, comme des rushes, mais des rushes bien rythmés et bien montés, avec une vraie posture d’auteur. A bien y regarder, et à bien y écouter aussi, The Greasy Strangler est beau. Il irradie de la beauté de ceux qui s’en foutent, qui tracent leur chemin et emmerdent ceux qui ne sont pas d’accord. Et, vraiment, ça fait un bien fou de suivre un film dans une si absolue quête de liberté.

boulingrin87
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le 9 sept. 2021

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