L’isolement. Telle pourrait être la condition première du personnage polanskien, à qui le cinéaste réserve toujours des pièges infernaux. Isolés dans l’attente, comme les deux gangsters de Cul-de-sac, long suspense sur rien, film horizontal tout en espaces vides et en durée suspendue. Ils se réfugient dans un château cerné par les marées où vivent un petit chauve à lunettes et sa femme française, une adepte de "la bicyclette", spécialité sans doute apprise dans quelque douteux bouge parisien. Isolé dans la ville, comme le cardiologue américain de Frantic, thriller hitchcockien où chaque détail devient hostile, jusqu’au plafond incroyablement bas du Grand Hôtel. En quête de son épouse disparue, il se perd dans un milieu agressif et flou, fait d’escaliers en colimaçon, de toits dangereusement glissants, de poutres de péniche amarrées sur la Seine. Isolée dans un complot, comme la jeune héroïne enceinte de Rosemary’s Baby, livrée aux manifestations d’un Mal sans visage qui se tapit au sein même du Manhattan de la fin des sixties. Seule face à des voisins excentriques et un mari soudain plus ennemi que complice, elle est assiégée par des dangers invisibles qui communiquent via les couloirs étroits reliant toutes les chambres de son appartement. Soit le décor reflète le déséquilibre des êtres (Répulsion), soit il laisse deviner des failles qui conduisent insensiblement vers la folie (Le Locataire). Il s’agit cette fois d’une résidence-bunker aux larges baies vitrées, semblable à un gros insecte posé comme par inadvertance sur des étendues venteuses. Perdue dans les sables d’une île au large du Massachusetts, cette grande demeure high-tech tient à la fois du caveau et de l’aquarium étanche — les mains de l’onctueux Pierce Brosnan adhèrent incidemment aux parois comme les pattes d’un batracien en captivité. La sensation de réclusion, d’enfermement, transversale à la filmographie de l’auteur, se décline de la maison à une miteuse chambre d’hôtel de l’embarcadère ou à la propriété d’un inquiétant consultant de la CIA. The Ghost Writer le rappelle avec un éclat intact : Roman Polanski a le génie du lieu.


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Comme l’étudiant auto-stoppeur du Couteau dans l’eau, le protagoniste (excellent Ewan McGregor, tout en charme nonchalant) n’a pas de nom. Ce Londonien hirsute est engagé par sa maison d’édition en sa qualité de prête-plume afin de redonner du souffle aux indigestes mémoires d’un ancien Premier ministre britannique, Adam Lang. Non content d’avoir entraîné sa nation dans un conflit voulu par les États-Unis, ce dernier est aussi accusé d’avoir autorisé le kidnapping au Pakistan de citoyens britanniques d’origine étrangère, transférés dans d’autres pays pour être soumis à des techniques d’interrogatoire renforcées (on sait ce qu’une telle formule cherche pudiquement à recouvrir). Cette affaire lui vaut d’être poursuivi par le tribunal pénal international de La Haye pour complicité de crimes de guerre, et le scandale public qui en découle le contraint à s’expatrier de l’autre côté de l’Atlantique. Toute similitude entre les ennuis judiciaires du personnage de fiction et les difficultés rencontrées par Tony Blair devant la commission parlementaire qui enquêtait sur la participation de la Grande-Bretagne à la guerre en Irak n’est, bien entendu, aucunement fortuite. L’habitation ultramoderne dans laquelle Lang s’est douillettement retranché avec sa femme et sa petite équipe lui est fournie par la société Hatherton, multinationale de sinistre réputation qui rappelle Halliburton, le géant des groupes pétroliers américains. Pour autant, le récit ne débute pas dans les hautes sphères du pouvoir mais sur un ferry accostant de nuit au terminal de Martha’s Vineyard. Le bateau évoque d’emblée quelque charrette fantôme chez Murnau. Toutes les voitures à bord débarquent sauf une, car son conducteur s’est volatilisé. Le montage raccorde sur une plage où gît un corps ramené par le jusant et balayé par les vagues. À peine a-t-il commencé que le film est déjà à son sommet de tension, d’élégance, de mystère. Dès que le ghost writer intervient, on ne le quitte plus un instant et on en sait aussi peu que lui. Écrivain anonyme, marionnette, mort en sursis ? Loi d’airain du polar : ne jamais se fier aux apparences.


Revoilà donc le Polanski grand patron du thriller retors et pénétrant, claustro et parano. Dans ce magistral exercice de mise en scène, tout a valeur de signe ou d’indice à interpréter. Paroles sibyllines, gestes significatifs, regards chargés de non-dits : The Ghost Writer est un véritable traité du "détail qui tue", langage équivoque du malaise (parfois subliminal) n’appartenant qu’à l’auteur. L’entraînement sportif auquel s’astreint l’ex-homme d’État, l’aigreur altière de Ruth, sa cérébrale épouse (Olivia Williams, sardonique jusqu’au bout des ongles), l’assurance sensuelle et guerrière d’Amelia, assistance en chef et rivale sexuelle plausible de la précédente : chaque comportement est d’autant plus réjouissant à observer qu’il semble suspect, porteur d’un sens caché. N’ayant pas refoulé ses désirs, ce que prouve sa nuit avec Ruth, ayant cependant choisi de les rendre accessoires pour mieux contrôler l’image de ses sujets, le héros est dépassé par la diplomatie de ces amazones, engagées dans une redoutable partie d’échecs. Amelia jouerait avec les blancs pour Lang, tandis que Ruth avancerait les pions noirs — mais au profit de qui ? Un renversement des pouvoirs est à l’œuvre malgré les stigmates du passé, et une certaine désillusion affleure face aux démons hégémoniques. Si l’on peut penser que le prête-plume sert de révélateur à ce qui passe pour une simple duperie, la résolution finale suggère que toutes sciences politiques demeurent étroitement liées à une insondable soif de domination. C’est l’un des grands sujets du film, spéculation romanesque angoissée où l’organisation sectaire de l’idéologie dominante n’en finit plus de faire pactiser et disparaître les êtres humains. La hantise, la culpabilité, la peur d’être découvert, suivi ou surveillé : autant de préoccupations très personnelles, se moulant aux enjeux d’un suspense aiguisé comme une pièce d’orfèvrerie.


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Percluse d’un bout à l’autre des obsessions fondamentales de l’auteur (héros indifférent à tous, apatride persécuté, climat de menace et d’insécurité permanentes), l’œuvre se situe à mi-chemin entre la bizarrerie introspective et la recréation raffinée. Elle génère ce rare et intense plaisir de spectateur, cette ivresse, cette excitation, cette euphorie ressentis devant le brio mis au service de l’intelligence, l’accord optimal de tous les facteurs, l’interaction parfaite entre tous les éléments. Dialogues ciselés dont l’esprit à double tranchant est valorisé par de délectables comédiens, jusqu’au pelé James Belushi et au sémillant Eli Wallach. Maîtrise limpide d’un récit faisant converger harmonieusement toutes les pistes d’une intrigue complexe sans jamais recourir au rebondissement de trop. Atmosphère vénéneuse de manigances et de secrets bien compris, que viennent inséminer des images sobres, coupantes, métallisées, des situations renvoyant à la supériorité naturelle de l’artiste : une promenade cycliste dans la brume, un dialogue tendu avec l’éminence grise de Lang, un repli dans un motel crépusculaire sur les quais, le visage patibulaire d’un agent secret regardé à travers un judas, une haletante balade en voiture guidée par un GPS — véritable memento mori à travers lequel McCara lui-même, depuis son cercueil, paraît diriger son successeur pour résoudre le mystère de sa mort. Dans cette merveille d’équilibre et de précision, les intérieurs glacés résonnent avec les paysages insulaires les plus dénudés. Il s’agit de remonter le fil secret de la démystification pour dénicher le réel, chacun s’activant à faire tenir debout une construction fallacieuse. Ciels d’acier, bourrasques, nappes de brouillard, lumières électrisantes : le magnétisme polanskien fonctionne à plein, fait progresser le récit avec une aisance surréelle qui semble empruntée à quelque conte archaïque. Et lorsque la grisante partition d’Alexandre Desplat accompagne l’étourdissant travelling qui scelle le dénouement de la conspiration, que la caméra file le petit billet passant de main en main avant d’achever sa course sur le visage défait de l’intrigante démasquée, The Ghost Writer atteint ce degré de transparence et de jubilation que suscite le cinéma le plus pur.


Dans le film magnifique qui valut à son auteur une Palme d’Or cannoise, Władysław Szpilman semblait se dissoudre progressivement au sein d’un univers qui sombrait dans l’absurdité et la ruine. À sa manière, lui aussi devenait un spectre. Du fantôme du pianiste au ghost writer, la distance est faible. Déjà dé-nommé, l’écrivain invisible tourne également en rond dans une machination qu’il ne comprend qu’au tout dernier moment, trop tard, et sans la possibilité de résurrection offerte au musicien traqué. Ultime ironie, même sa mort a lieu hors-champ, comme si le cinéaste filmait imperceptiblement son évaporation. L’affiche géante du défunt Premier ministre, gelé dans sa propre image, domine la scène du meurtre, et la voiture sombre qui part du fond du plan s’en échappe aussitôt. Jusqu’au bout, le scribe restera "hors-là". La machine anonyme du pouvoir achève d’effacer l’humain. Les centaines de pages volantes font écho aux feuilles mortes éparpillées par le vent que le jardinier s’échinait en vain à ramasser. Et le brouhaha de la rue qui prolonge le funeste crescendo musical ramène à la réalité la plus terre-à-terre, au chaos du monde. Réplique exacte de la scène finale et fatale de Chinatown, cette conclusion fait définitivement basculer le film dans un vertige existentiel. Si la mise en scène polanskienne s’est, à première vue, délestée progressivement des expérimentations audiovisuelles qui truffaient les films majeurs des années 60-70, elle n’a cessé en réalité de grandir à travers l’éloquence souveraine et intemporelle propre aux maîtres : ambigüité, relief et profondeur. The Ghost Writer en atteste, qu’il faut voir et revoir, sonder, fouiller au corps, non dans un souci de traque autoritaire mais, a contrario, dans un (en)jeu permanent, actif, jouissif, nourricier, interactif voire alternatif, entre nous et les recoins, les sous-couches, les temporalités, les infimes variations d’un art-palimpseste. Style, signature, trouble et illusion, résolument narquois. Roman Polanski, plus que jamais peintre et metteur en scène virtuose du doute, de l’énigme et du double fond. Le Jan van Eyck du cinéma.


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Thaddeus
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le 4 août 2023

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