Du plus naïf et commercial cinéma d'action aux œuvres réfléchissantes d'un cinéma dit d' "auteur", cet art semble pour moi -et c'est en cela qu'une forme de boulimie filmique me ravage à petit feu- un média artistique d'impressions d'abord sensitives et émotionnelles bien plus exacerbées que dans n'importe quel autre art, que j'ai pour ma part beaucoup de mal à aborder.


Tel un pacemaker doté d'une conscience qui est celle du réalisateur, l'oeuvre cinématographique dispose d'un rythme et d'un point de vue sur notre matérialité, nos mouvements, notre soumission aux vagissements gutturaux et provenant de nos tripes qui sont le fuel primaire de nos consciences, notre part d'animalité que l'on rejette souvent au profit d'un intellect bien plus rassurant.


Pourtant, le constat est indéniable : ce qui régurgite de nos esprits troublés à la sortie même d'une salle de cinéma, dans laquelle nous avons été sauvagement plongés dans l'un des arts les plus immersifs qui soit, ce ne sont d'abord pas des mots ni des concepts (je parle là en le nom de spectateurs comme vous et moi, non en celui de journalistes, analystes et autres critiques qui possèdent une vision directement conceptuelle pour comprendre le film et passer outre le stade émotif), mais bien des pulsations, le choc toujours présent des images, la capacité propre à chaque artiste de nous détacher d'une vie et d'une réalité liées à notre seul point de vue pour nous plaquer tel un bernicle sur un rocher à la vision d'un autre. Cela passe par la corde sensible des êtres émotifs que nous sommes, et appelle sans doute ensuite à la réflexion.


Pour David Fincher (bien que ses propos généralisant soient un peu méprisants), “les spectateurs ne dépensent pas 10 dollars pour qu’on leur donne matière à réflexion. Ils le font pour qu’on leur procure une émotion.”


The Fits, malgré ses défauts inhérents au cinéma à mi-chemin entre l'expérimental et la construction classique, s'empare de cette aptitude du cinématographe à étudier le langage de nos corps, de ses interactions avec notre réalité et son espace. Il s'agit avant tout, au-delà du travail sur les notions de genre dans lesquels est enfermée l'héroïne en pleine quête identitaire adolescente, d'une oeuvre construite sur une scénario exclusivement corporel.


Ballottée entre danse et boxe, et donc fondue dans le milieu sportif (duquel on ne sort pas la tête durant une intense heure et demie), Toni, gringalette un peu farouche et solitaire, interdite mais expressive, tend à exprimer grâce à son corps ce que sa langue ne peut formuler. Jetée corps et âme dans le sport de combat qu'est la boxe, c'est à une époque charnière dans sa construction identitaire qu'elle décidera,contre toute attente d'un spectateur cherchant, même sous couvert de dépasser les notions de genre, à la cantonner dans cette case de "Popeye", comme ses amis la surnomme, de participer aux cours de danses donnés près de sa salle de boxe. Le regard taciturne de la révélation Royalty Hightower qui incarne Toni, fuyant et vague autour d'elle en quête d'un rocher sur lequel s’agripper pour se construire, se posera sur ces filles corporellement et spirituellement libérées par la danse brisant leurs chaînes. Il ne faut pas y voir là une régression de l'émancipation que la petite fille avait amorcée, mais bel et bien l'idée névralgique du film : la recherche de ces crises, de ses frissons, de ses Fits qu'elle n'a sans doute pas pu trouver dans la brutalité de la boxe, où qu'elle aurait aimé alimenter par une versant plus créatif que lui apporterait la danse.


Du haut de ses 11 ans, elle incarne avec brio et sobriété l'humain rageur avide de légèreté, d'élévation. Le topo du film met bien en lumière cette quête qui, lorsqu'elle est mal entreprise ou effectuée sur le fil, nous consume et nous fait perdre pied pour une chute vers la platitude du réel, attirés par la gravité : les danseuses, au travers de chorégraphies sauvages et gracieuses à la fois, tentent toute la périlleuse expédition de l' "hors-soi". Ainsi viennent les Fits, que l'on prend tour à tour pour des contractions liées à la grossesse, les conséquences d'un empoisonnement entre rivales ou l'acharnement d'une malédiction surnaturel. Toutes ces pistes sont suggérées par la réalisatrice, et aucune validation de l'une d'elle n'est réellement donnée : car elles font partie de l'étau qui enserre les femmes (pour la lecture féministe de l'oeuvre) et l'Homme en général, l'idée de dépassement.


Le parti pris stylistique et formel de la réalisation, essentiel à une oeuvre au scénario très concis et aux dialogues rares, ne porte pas l'idée de transcendance corporelle jusqu'au ventre du spectateur, qui reste plutôt en dehors de ce qu'il voit du fait de la lenteur et de la répétition de la mise en scène, et de la quasi facilité de certains plans. Tourné en huis-clos quasi intégral et léché de coloris et touches de l'image qui s'apparente à une pub Nike, se résumant à quelques blocs de couleurs teintés d'une grisaille et d'un dénuement des décors, une tension éminemment puissante se loge au sein même de la direction de l'image. L'ouverture du film, laissant apparaître Toni effectuant des pompes sur un fond flouté auquel elle se superpose, toute en contraste et grisonnante, animé par le décompté des mouvements qu'elle effectue, pose d'ores et déjà le système quasi clinique auquel le film répondra. Une extrême sobriété, une colorisation et des touches monolithiques rappelant les codes stylistiques sportifs, un rythme soutenu battant comme le tempo croissant d'un bouillonnement interne désireux de se concrétiser... On vogue ici en un territoire de combat de soi avec le réel bien concret, qui n'apporte rien aux personnages que ce que ces derniers peuvent être en mesure d'obtenir par le dépassement d'eux-même.


Malgré le brio avec lequel cette finalité trop souvent oubliée des disciplines sportives est traduite, on sent bien que la réalisatrice s'essouffle elle aussi à serrer les abdominaux de sa caméra pour que passe à travers l'opercule ce lent cheminement douloureux et lent vers la libération finale, bien trop vite expédiée à mon avis, mais apportant tout de même le relâchement cathartique qu'on attendait (et la joie, faut pas se mentir, de savoir que ce film un brin long est terminé).


Mais l'on ne peut enlever à cette oeuvre prometteuse pour les prochaines réalisations d'Anna Rose Holmer cette humble (mais folle) capacité à élever la considération du sport, à faire passer au travers de la brutalité et de la gratuité apparente des coups, des danses, des déplacements, des relations d'une gamine introvertie et froide avec les autres personnages, mais surtout de la composition des plans, une forte charge émotive et rageuse subtilement dosée et très silencieuse.


The Fits embrasse plastiquement l'idée d'un monde clos comme un ring, baigné d'une lumière froide et des cris ahuris du public qui ne comprend pas mais ressent ce flux énergique que transmet le sport, jusqu'à ce qu'à force de punchs dans la gueule assumés par les héros de chair que nous sommes, nos gouttes de sang et de sueur s'élevant vers le plafond dans une giclure nous procure la transe tant recherchée.


Rien que pour l'expérience, merci pour les cicatrices, Mme Anna Rose Holmer.

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le 21 janv. 2017

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