Autant le signaler immédiatement : Jessica Forever est certes alimenté d’un puissant (et parfois même irritant, si l’on ne prend pas de recul) cynisme, mais un cynisme conscient d’être, justement, cynique. Une œuvre désengagée et amorale dont le seul engagement réside dans la douceur de l’être en gang et qui vaut le coup d’œil tant elle se fait le reflet parfait du zeitgest d’un occident devenu écranosphère et SAS vers la néantisation des générations X, Y et Z.


Confirmant leur place au sein d’une nouvelle avant-garde française libre, poétique et décloisonnant les genres filmiques et sexués (le film emprunte à la fois au teen movie, à la SF, au film catastrophe, à l’horreur, au fantastique, au film d’action, de guerre ou encore à la comédie), le duo de réalisateurs Caroline Poggi et Jonathan Vinel (After School Knife Fight, Notre héritage, Tant qu’il nous reste des fusils à pompe) transpose l’histoire des enfants perdus du Peter Pan de J.M Barrie dans les déserts pavillonnaires de Corse et d’Occitanie. L’énigmatique Jessica – à la fois Peter Pan au féminin, tête de proue, mère, cheffe d’armée, déesse et chaman – est l’avenir et l’horizon d’un gang d’orphelins brutaux et déclassés que la société moderne a changé en monstre. Tous sont les Frankenstein modernes du capitalisme tardif, cumulant meurtres, tortures et autres atrocités brutales ; pour un portrait de groupe d’une génération aux penchants suicidaires qui n’est pas sans rappeler l’angoissante ataraxie carcérale de jeunes terroristes dans le centre commercial du Nocturama de Bertrand Bonello (2016). Ici pourchassés par un essaim de drones des forces spéciales, la petite bande et Jessica se réfugient dans la villa corse d’un pavillon désertique pour attendre le combat, la mort ou bien les deux car, selon la voix off du personnage de K1000 (Camille), « cette mort-là, ils l’avaient déjà en eux depuis longtemps ».


Jessica Forever est un film-refuge pour le naïf, la brute, le bourru, le « Kevin », le geek, le rachitique, le pâle, le suicidaire, pour tout ce que la France comprend comme laid, ‘beauf’, ‘provincial’ (selon la terminologie parisienne) ou trivial, pour tout ce que le normcore a placé sous son aile. Une œuvre où l’ingénuité et l'imbécillité heureuse sont portés au rang d’armes de résistance poétique, d’une poésie post MSN et désenchantée. A la manière d’un Bruno Dumont adolescent et sous acide, Poggi et Vinel portraiturent des balafrés hypersensibles aux prises de l’inquiétante étrangeté de leur environnement et de leur quotidien, enfermés dans une mise en scène indolente et un cadre aussi fixe qu’oppressant que l’horreur et le surréel viennent ponctuellement dynamiter comme un éclat de verre sur le lisse d’un écran rétina d’iPhone X. Une cartographie humaine qui vient étendre celles de cinéastes aussi différents que Virgil Vernier (Sophia Antipolis, 2018), Léa Mysius (Ava, 2017) ou Jean-Bernard Marlin (Shéhérazade, 2018).


Comme chez Bertrand Mandico et sa poétique du ‘devenir femme’ dans l’incroyable Les Garçons Sauvages (2018), le cadre insulaire et les figures féminines adoucissent (gros cœur sur le personnage de Camille) et renversent l’homme dans un monde en croissante virilisation, portant un tendre regard sur des mecs aux muscles palpitant d’une haine qu’on leur a implantée.


Un monde (et un cinéma, donc) dévitalisé où les fantômes apparaissent dans des effets VFX cheap, où les costumes témoignent de leur facticité, où les dialogues et jeux d’acteurs suintent la théâtralité et la guimauve et où l’esthétique (police d’écriture, filtres, aspect « fond d’écran ») kitsch des bas-fonds de l’internet sont élevés au rang d’art et d’horizon de lecture commun à toute une génération. Une posture que l’on retrouve là encore chez Mandico ou Yann Gonzales (Les Rencontres d’Après Minuit, Un Couteau dans le Cœur, Les Iles…), triade d’un nouveau cinéma français dandy jouant de son dandysme dans une approche résolument camp et auto-réflexive, où l’emprunt et la facticité deviennent une force. Un cinéma qu’on pourrait presque rapprocher au trash pop art de John Waters ou à l’avant-garde surréaliste des années 1920, où objets banals et quotidiens étaient élevés au rang de symbole et dont les propriétés surnaturelles étaient révélées par l’œil voyant de la caméra, proposant un au-delà à la platitude du réel. Un cinéma qui réveille regard, âme et conscience.


Un monde post-apocalyptique dont les ruines paradoxalement abondantes sont le dernier rempart d’un groupe condamné (voir la déferlante de placements de produits et l’importance accordée aux objets technologiques), où l’abondance hyperconsommatrice est mise en scène autant qu’un désir de retour aux choses et aux beautés simples, où un simple lustre devient objet de fascination esthétique, où un gâteau devient déclaration d’amour, où une sieste devient un moment de partage humain.


Un monde entre hyper-réalité et jeux de surfaces irréelles, comme si l’espace du futur avait introjecté toute l’imagerie numérique d’une époque. Entre réel, simulacre numérique de jeux-vidéo et rêve (ou cauchemar), les pavillons désolés de Jessica Forever constituent les antichambres des limbes de demain attendant tous les rebuts, mélancoliques, white trashs, brutes écorchées et autres déformés contemporains qui viendront les peupler – ou qui, qui sait ? les peuplent déjà.


Bleus et ecchymoses, gouttes de sang, sabres, guns en rafales, surfaces transparentes, jeux de lumières froides et peaux pâles … On pourrait croire à un simple collage vain et superficiel d’images en réseau, destiné à charmer l’œil d’ex teenagers vieillissant cherchant à étancher leur nostalgie, mais il n’en est rien : Caroline Poggi et Jonathan Vinel accomplissent la prouesse de centraliser en leur esthétique, comme un moodboard passé au mixeur, toute la mélancolie d’un Occident moderne réfugié derrière l’image et l’hyperesthétisme à l’ère d’instagram, tumblr, pinterest et consorts. Repensant le film d’anticipation aux accents post-apocalyptiques, Jessica Forever filme les ruines du monde mental qu’imaginaient les ados qui grandirent avec MSN, myspace et skyblog. Ce film est leur tombeau, ses plans des ex-voto.


Un film poème aussi beau qu’un collier de pâtes offert à l’être le plus important le jour de la fête des mères : c’est souvent moche, c’est fait à gros traits, mais tout est oublié tant l’émotion y est.


C’est cette posture – endossée sans concession – qui confère à l’œuvre tout son sublime, tant elle est symptomatique de notre génération. Un nihilisme poseur qui devient, par la capacité à réfléchir à cette posture qu’ont Poggi et Vinel, paradoxalement politique, chronique d’une France future.


Et, dans la France de Jessica, le trône présidentiel est occupé par le Néant en personne.

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le 4 mai 2019

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