TÁR
6.7
TÁR

Film de Todd Field (2022)

Passé un tourbillon d’infos extérieures au personnage en guise d’intro, voilà la première scène calme, où le personnage principal donne un cours magistral au conservatoire, où elle y aborde notamment Bach. Mais voilà qu’un étudiant rechigne, il n’interprétera aucune œuvre de ce compositeur du dix-huitième siècle, affirme-t-il, arguant qu’il ne peut supporter les valeurs qu’il lui suppose, au regard de ce qu’il a lu sur sa vie, que c’est son opinion, ce qu’il pense profondément et qu’il y a droit, simplement. Un droit inaliénable, pense sûrement ce jeune homme, sauf que sa professeure n’est pas d’accord, voire choquée.

--- Ce n’est pourtant, pourrait-on penser superficiellement, qu’une opinion de jeunesse anachronique, livrée sans vraie réflexion, que les temps qui nous occupent tendent à ces re-étalonnages, dotés d’intentions salutaires mais pouvant verser dans l’ignorance ou une simplification outrancière. ---

Mais chez Lydia Tàr, sous l’académisme parfaitement contrôlé _ comme tout le reste chez cette adepte du contrôle_ la musique est au cœur de sa tectonique interne, de son rapport au monde, alors elle va s’échiner à lui prouver qu’il a tort, usant d’une rhétorique acérée, ne retenant pas son ironie, enseignante et maître sûre de son savoir.

L’amphithéâtre se fige, témoin rapidement hors champ. L’étudiant se rebute, réaction compréhensible face à ce qui pourrait passer pour un brimade. Le conditionnel est important. Il campe sur ses positions, persuadé de son bon droit très air du temps, tandis que Lydia Tàr, on le sent ,n’a jamais eut que faire du sens du vent, ne comprend pas ce que ce gars fait là, s’agace puis non, allons, ce ne peut être qu’une erreur de jugement, une ignorance, alors elle l’invite finalement à la rejoindre au piano, interpréter un air de Bach en sollicitant son avis. Il ne s’agit pas ici d’avoir une admiration aveugle, affirme-t-elle, ni une question de goût, mais de reconnaître le génie unique des arrangements et des harmonies en les contextualisant ; une démonstration de force pleine et entière qui n’est pas une humiliation mais la démonstration d’un fait, du génie d’un compositeur, sa possible transcendance par-delà le courant d’air de l’opinion.

Ce n’est pas une agression mais le post-adolescent va la vivre comme telle. Incapable d’apprécier la situation autrement que sous le prisme du rapport de force, il ne voit pas la maître lui pointant la lune, mais son doigt. Il se lève et s’en va.

Cela n’affectera pas Lydia Tàr pour terminer son cours. Elle a la bouteille, l’assise, c’est une chef d’orchestre reconnue, admirée internationalement. Peu de choses semblent l’affecter d’ailleurs, y compris une vie amoureuse peut-être moins lisse qu’il n’y paraît, mais nous sommes sous l’ère de la transparence numérique et la polémique qui va la frapper ensuite, après la plainte de cet élève, avec vidéo dispo sur les réseaux sociaux, va asséner un coup à cette vie bâtie autour de sa passion.

--- Cette situation évoque le roman La tâche, de Philip Roth, mais ce film s’en rapproche surtout en ce qu’il laissera ceux qui l’auront suivi jusqu’au bout avec la même sensation… Pour cela, il faut plonger. Oublier les polémiques incroyablement débiles ayant entouré l’œuvre à sa sortie. ---

Nous sommes devant le portrait d’une esthète, dotée de l’oreille absolue, un talent dont nous percevons les aléas au travers de ces scènes de dérèglement somatiques, où Lydia recherche dans son appartement l’origine invisible d’une distorsion qui est celle de son dérèglement intérieur. Sa vie ne tourne qu’autour de la musique, une quête de vérité permanente, à la façon du Glenn Gould des Variations Goldberg. Elle en admire ses interprètes, recherche leur énergie et leur vision unique, comme dans la scène avec la jeune musicienne.

Sujet à ce prisme, le désir de l’autre devient accessoire, et l’instigation d’un rapport de pouvoir, le fruit de son entourage et d’un environnement.

Cate Blanchett est impeccable. Le doute qu’on pourrait nourrir sur son jeu effacé, elle devient prodigieuse. C’est le paradoxe d’une certaine critique aveugle, taxant ce film, par exemple, d’anti-féministe, que de ne pas percevoir que si Daniel Dee Lewis avait joué ce rôle, on crierait au génie, comme dans le Phantom Thread de Paul Thomas Anderson.

Et quel épilogue. Inoubliable.

Swindgen
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les meilleurs films de 2023

Créée

le 25 oct. 2023

Critique lue 30 fois

Swindgen

Écrit par

Critique lue 30 fois

D'autres avis sur TÁR

TÁR
JorikVesperhaven
4

Tartare d'auteur.

Si ce n’est une Cate Blanchett au-delà de toute critique et encore une fois impressionnante et monstrueuse de talent - en somme parfaite - c’est peu dire que ce film très attendu et prétendant à de...

le 27 oct. 2022

89 j'aime

11

TÁR
Plume231
7

Bas les masques !

Il y a une séquence dans ce film qui pulvérise avec brio toute la connerie de la "cancel culture" et des cerveaux lavés qui veulent l'imposer, au cours d'un échange durant lequel le personnage...

le 25 janv. 2023

69 j'aime

17

TÁR
jaklin
8

L'exception inacceptable

Autrefois, on se donnait des frissons avec la peur du grand méchant loup, qui repose sur un mythe puisque les loups n’attaquent pas l’homme, ou celle des sorcières, elles aussi sorties de l’esprit...

le 4 févr. 2023

44 j'aime

76

Du même critique

Civil War
Swindgen
8

Time is now

La résistance s'organise Règle N°20: Ne pas toujours se fier à une bande annonce. Si comme moi après avoir visionné la bande-annonce deux-trois fois vous pensiez trouver dans ce film un ersatz...

le 19 avr. 2024

2 j'aime

Immaculée
Swindgen
5

Voix à suivre

Cécilia va prononcer ses voeux dans un couvent italien TELLEMENT isolé de tout & so gothic-exotic baduf-prod'outre-atlantique qu'on craint pire encore que le padre Russell de l'an dernier, mais...

le 31 mars 2024

2 j'aime

Dans la peau de Blanche Houellebecq
Swindgen
7

Plutôt approprié

Michel, écrivain célèbre et reconnu, est invité en Guadeloupe pour la promotion de son dernier livre. En pleine conversation avec le réalisateur Gaspard Noé, qui lui propose un rôle improbable dans...

le 15 mars 2024

2 j'aime