Le cinéma de Weerasethakul est, par sa radicalité, difficile d’appréhender. Il n’est pas rare que le premier visionnage d’une de ses œuvres laisse bien indifférent, tout simplement car on n’est pas habitué à ce type de cinéma marqué par ses origines : la Thaïlande. Cela peut paraître étonnant, mais il est important de signifier que le cinéma de Weerasethakul est thaïlandais, car il se nourrit de tout ce que le pays peut offrir pour créer ses films. Pas besoin de fond vert quand chaque arbre d’une forêt recèle une partie de l’histoire du pays. Il existe de moins en moins de réalisateurs en France dont on peut dire qu’ils font un cinéma « de terroir ». Il y avait Marcel Pagnol, Jacques Rozier, et maintenant il y a Alain Guiraudie ou encore Bruno Dumont. Clint Eastwood ou Jeff Nichols peuvent être des cinéastes de terroir aux États-Unis. Mais cela se fait de plus en plus rare, car le cinéma tend à s’uniformiser de plus en plus, et donc de moins en moins à s’ancrer dans une société précise.
Le premier long-métrage d’Apichatpong Weerasethakul, Mysterious Object at Noon (2000), peut paraître comme un manifeste vis-à-vis de ce à quoi son cinéma va ressembler dans les années qui suivront. C’est les villages thaïlandais qui créent l’histoire, et à partir de ce folklore le réalisateur fait un film. C’est pour cela que le cinéma de Weerasethakul peut en laisser certains sur le carreau, car en plus du style contemplatif très caractéristique du réalisateur, il s’appuie sur une culture qu’on ne connaît pas (en tout cas pour la majorité). Et voilà que Syndromes and a Century s’impose comme l’un des meilleurs films du cinéaste, démontrant à quel point il sait se renouveler dans son art, et surtout proposer une certaine vision de son pays, tout en douceur et en mystère. Un grand film en somme.


Le premier plan de Syndromes and a Century est très significatif : des arbres. Il n’y a pas à dire, on est en terrain connu, le cinéma de Weerasethakul est marqué par une abondance de la végétation, et voir un tel plan inaugurer un de ses films passe comme une signature : non, on ne va pas voir de décor urbain, on va être au cœur de la nature. Cependant, le cinéaste surprend ici par sa capacité à déjouer les attentes du spectateur en réalisant ici son film le plus urbain, et par conséquent sans doute son plus pessimiste sur la société.
Le film, séparé en deux parties, traite de deux manières l’hôpital. Une première fois de manière ouverte, avec un établissement entouré de végétation, et une autre fois par une mise en scène beaucoup plus clinique et fermée. Ces deux parties successives permettent de dresser un constat sur la société thaïlandaise, sur ce vers quoi elle se dirige. Le cinéma de Weerasethakul a cet aspect politique qu’il traite à sa manière en ne se laissant en aucun cas déborder par son message. Il prend le temps de diviser son film en deux, de recréer des mêmes scènes en variant certains aspects, rendant le film dans sa globalité engagé. Dans ce film, dire que la nature est au centre du cinéma du réalisateur est surtout un point de départ. La première partie propose des décors comme on en voit souvent dans ses films, à savoir des infrastructures humaines au milieu de la végétation. Dans ce cas, c’est l’hôpital qui va parasiter le cadre, et donc la nature. Quand il fait nuit, le cadre est quand même éclairé car l’hôpital l’est, et c’est donc à l’intérieur de celui-ci que les mouvements vont être les plus importants. La force du cinéma de Weerasethakul est qu’un plan avec une branche bougeant à cause du vent peut vouloir dire que c’est sans doute un fantôme qui l’a faite bouger, car il a instauré une ambiance telle qu’on y croit. Dans Syndromes and a Century, la présence humaine est telle qu’on ne croit plus à ça, les seuls mouvements que l’on voit sont ceux du personnel hospitalier, obligeant alors à une certaine rationalité de la symbolique du cadre. Cependant, cette première partie permet aux personnages de se perdre dans la jungle, de s’abandonner à ce qui reste de moins humain dans ce pays, offrant une séquence très typique chez le cinéaste (un personnage racontant une histoire du folklore, soit la mise en abyme d’un récit).
Alors, la deuxième partie n’offre rien de tout ça, les personnages peuvent se perdre, mais c’est surtout le spectateur qui perd ses repères dans un hôpital où tout est blanc, tout est fermé, et les seules fenêtres mènent à un paysage en hauteur et en construction. Le changement est drastique, et la signification est lourde : le monde d’aujourd’hui ne prend même plus la peine d’être à hauteur d’Homme. L’enchaînement des dialogues est bien plus formel et les personnages hésitent moins dans leurs gestes et leurs actions, le lieu est totalement déshumanisé, on prive chaque action d’une vie externe, aucune contingence n’est autorisée. En comparaison, la première partie nous offrait des plans éclairés de manière naturelle avec des « obstacles » tels que des branches d’arbres, créant alors des zones d’ombre. L’éclairage présent est alors typique de l’extérieur où pas tout n’est égal, il y a de l’ombre comme de la lumière. Weerasethakul appuie alors son discours par un contraste en proposant dans sa deuxième partie une lumière des plus maîtrisées à la blancheur extrême.


Ce pessimisme se ressent quand Weerasethakul parle de la jungle thaïlandaise, lui qui disait en 2010 que « Lentement, les fantômes disparaissent » (dans un entretien donné aux Inrocks). L’industrialisation du pays évince petit à petit toute forme de vie, rendant cette société inadaptée pour les esprits. Mais si « fantôme » est synonyme de mort, c’est également synonyme de vie spirituelle, chose très importante en Thaïlande car faisant vivre le pays et sa culture.


Malgré tout, il semble que le réalisateur tente de protester contre cette situation en agrémentant son film de mystères. Au début du long-métrage, un (magnifique) plan montre le générique avec en fond visuel la verdure, et en fond sonore les acteurs sortant de leur rôle et conscientisant leur métier ; durant la 2e partie, lors d’une discussion semble-t-il banale, un personnage se met à regarder la caméra pendant de longs instants, créant un mélange de peur, malaise et intrigue ; et enfin il y a ce fameux plan du conduit d’aération, où la fumée s’en rapprochant envoûte totalement les yeux. On pourrait sans doute chercher une signification à tout ça, peut-être que des personnes ont des propositions d’interprétation de ces plans, mais est-ce vraiment nécessaire ? Le long-métrage que propose Apichatpong Weerasethakul est un magnifique film social d’une extrême douceur (le traitement des voix des personnages est, comme souvent chez le réalisateur, très précis) face auquel persistent des mystères. Tout cela est synonyme d’un film qui hante encore et toujours son spectateur, et qui a su viser juste. C’est également une affirmation, celle d’un des plus grands réalisateurs de ce siècle, peut-être le plus grand pour l’instant, proposant des œuvres pouvant facilement être liées mais dont chacune est très atypique. C’est tout simplement un grand film d’un immense réalisateur.

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le 18 juil. 2021

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