En 1967, Jacques Rivette, cinéaste de la Nouvelle Vague issu comme tant d'autres des Cahiers du Cinéma, choisit pour son deuxième long métrage d'adapter le roman éponyme de Diderot. Il structure son film en trois parties, correspondant au parcours de son héroïne, Suzanne Simonin. La jeune fille, comme Cendrillon, est une réprouvée dans sa famille car née d'une liaison adultère. Il faut s'en débarrasser et pour cela, à l'époque, rien de mieux que le couvent. Mais Suzanne n'entend pas prêter un serment auquel elle ne croit pas, ce que montre la scène d'ouverture. Tout au long du film, elle restera fidèle à ses convictions : nullement en guerre contre l'idée de Dieu (Suzanne n'est pas athée), mais simplement ne ressentant pas la vocation pour passer sa vie cloîtrée. C'est une figure de la pureté, très bien portée par le visage diaphane d'Anna Karina, dont je réalise qu'Isabelle Adjani ou Emmanuelle Béart en sont des héritières.

Examinons ces trois parties, très inégales dans leur durée : la première occupe les deux tiers du film, la deuxième un petit tiers quand la dernière dure une dizaine de minutes. Un déséquilibre intéressant.

1ère partie : l'asile

Fort logiquement, Rivette nous fait ressentir l'enfermement. Tout visiteur est séparé de Suzanne par des barreaux. On la voit beaucoup dans sa modeste chambre toujours close. ll faut un mot de passe, deo gratia, pour qu'une porte s'ouvre. Les escaliers et les couloirs ne débouchent sur rien, la caméra faisant office de mur. La lumière du jour ne passe pas, presque tout se déroule en intérieur. Cette claustration n'est que la continuation de celle qu'elle vivait chez elle puisque son père l'enfermait dans sa chambre. Le cinéaste fait aussi ressentir la sensation de monotonie, par les teintes fades qu'il utilise : le vert pâle, le beige, le blanc, dominent. Suzanne le dira, même dans le second couvent où elle est mieux traitée : elle s'ennuie.

Pourtant, dans cet austère cloître de Longchamp, la jeune fille trouve un réconfort en la Mère supérieure, Mme de Moni. Celle-ci se montre à l'écoute, empathique, elle représente la dimension d'amour de la religion. Las, comme dans L'ange du péché de Bresson auquel ce film fait beaucoup penser, sa protectrice va mourir sans qu'on comprenne vraiment pourquoi. C'est la jeune soeur Sainte-Christine, au profil nettement moins tendre, qui va la remplacer. S'ensuit une longue partie consacrée à la dimension oppressive de la religion : crachats, coups d'épingle en douce, vêtements déchirés, mise au cachot, humiliation diverses, ostracisation, cagoule sur la tête, le mépris qu'on lui voue allant jusqu'à lui interdire l'accès à l'office et à l'enjamber pour en sortir. L’accumulation est un peu too much. Rivette distille même quelques symboles du malheur, comme ce chat noir qui traverse la salle d'office. Soeur Sainte-Suzanne devient d'abord soeur Suzanne tout court, avant de n'être tout simplement plus nommée. Lorsque la hiérarchie, incarnée par le masculin, s'en mêle, elle constate bien certains abus mais n'entend pas pour autant remettre en cause l'organisation de ce couvent : le "pas de vague" ne date pas d'hier. Quant au monde extérieur, sous les traits d'un avocat, son temps de parole est limité par un rideau qui se ferme. Il s'avouera impuissant à extraire Suzanne de la souricière où elle se débat.

Les tourments de cette vie recluse sont en grande partie portés par la bande son, en particulier un vent furieux omniprésent. Régulièrement, interviennent aussi des cloches qui sonnent, rappelant l'ordre religieux. Dans un échange avec son père au début, elles couvrent carrément les dialogues, procédé assez audacieux.

Un espoir va pourtant naître du transfert de la jeune fille vers un nouveau cloître. Le spectateur que je fus, victime lui aussi de l'ennui ressenti par l'héroïne, s'en trouve ragaillardi.

2ème partie : la fête

Le contraste est saisissant : des soeurs apparaissent aux fenêtres en ouvrant les volets dans un mouvement plein de gaité. Mme de Chelles, la mère supérieure, est richement vêtue. Autour d'elle on rit beaucoup. Puisqu'elle a des dons de musicienne, Suzanne est, comme dans la première partie, invitée à chanter quelque chose en s'accompagnant au piano. Elle choisit Plaisir d'amour, chanson populaire assez peu orthodoxe... Les scènes en extérieur dominent à présent, les pépiements d'oiseaux ont succédé au vent tourmenté de la première partie. Dehors, on joue à colin-maillard dans de grandes clairières colorées par les coquelicots. Dans la chambre de Suzanne, un miroir a remplacé le crucifix. On n'hésite pas à montrer sa longue coiffure ondulante comme le fait la blonde soeur Sainte-Thérèse, qui ne va pas tarder à se poser en rivale de Suzanne.

Soulagement, pour l'héroïne comme pour le spectateur. Pourtant, Suzanne n'est toujours pas heureuse. Figure de la foi authentique, on la sent perplexe face à ce déchaînement de frivolité. Surtout, il y a un gros problème : l'amitié que lui voue Mme de Chelles a quelque chose d'un peu trop exclusif et appuyé, en un mot d’ambigu. De moins en moins puisque cette Mère supérieure d'un genre très spécial va redoubler d'assaut envers Suzanne, au grand dam de Thérèse, sa précédente favorite.

Après une trêve, l'atmosphère oppressante a repris : vent tumultueux, sifflements d'oiseaux, ululements sinistres venant de l'extérieur. La palette de couleurs est de nouveau sombre, les barreaux ont réapparu, en ombre sur une lumière bleue nuit.

Attirance homosexuelle, le mot ne sera jamais prononcé, tant le tabou est puissant. Sur certains sujets, mieux vaut ne pas apporter une lumière funeste, comme le lui assure Dom Morel, le nouveau confesseur du couvent, à l'instar de son prédécesseur. On infantilise les femmes : Suzanne n'obtiendra jamais d'explication. Morel va prendre les traits d'un sauveur pour Suzanne : il lui a expliqué que, comme elle, il n'avait pas la vocation et se propose de fuir avec elle. Aveu sincère ou simple désir de posséder la belle religieuse ? Ce qui va suivre justifiera la question.

3ème partie : le monde profane

La jeune femme trouvera-t-elle le bonheur hors des cloîtres ? A peine arrivée dans une auberge, Morel l'entreprend sans ménagement. Notre héroïne parvient à fuir, rejoint des paysans, finit sans le sou dans la rue où une mère maquerelle la recueille. Il n'y a décidément de place nulle part en ce bas monde pour Suzanne.

* * *

Malgré une longueur excessive et quelques défauts techniques (les dialogues ne sont pas toujours compréhensibles, la faute au son direct élevé au rang de dogme par le Nouvelle Vague), l'adaptation par Rivette du roman de Diderot s'avère un beau geste de cinéma. L'égérie de Godard y est pour beaucoup. Bruno Dumont reprendra la thématique, avec Juliette Binoche, dans son Camille Claudel 1915. Quant au remake qu'en fit Guillaume Nicloux, je ne suis pas sûr d'avoir envie de le découvrir, vu son médiocre Valley of love. Mieux vaut rester sur une bonne impression.

7,5

Jduvi
7
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Créée

le 13 avr. 2024

Modifiée

le 14 avr. 2024

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Jduvi

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