Encore des mots toujours des mots, les mêmes mots. C’est la même mécanique qui se répète et se répète inlassablement. Une mécanique diplomatique où chaque décision repose moins sur une conviction que sur une parole convaincante. Face à cette moulinette du verbe que l’on tourne ad nauseam, SUR LE CHEMIN DE LA GUERRE en déconstruit la logique dans un petit théâtre de relations (in)humaines où les « conseils » engendrent les idées, les sentiments et les actions. En se concentrant sur les dessous de la présidence Johnson, John Frankenheimer cherche à souligner le glissement progressif d’un président dans une guerre qui l’éloignera de ses priorités et de ses convictions politiques. Ce glissement, c’est un véritable drame shakespearien, une chute inévitable, une tragédie dans l’intimité du pouvoir politique. Dernier (télé)film de John Frankenheimer, SUR LE CHEMIN DE LA GUERRE s’impose comme une œuvre magistrale, bien moins mineure qu’il n’y paraît dans la filmographie du cinéaste.


Intéressant complément à l’incontournable Vietnam de Ken Burns, SUR LE CHEMIN DE LA GUERRE s’inscrit dans la continuité de la démarche déjà entreprise par HBO sur The West Wing alias A la maison blanche ; à savoir des projets d’envergure, fouillés, précis et intelligents sur les arcanes du pouvoir, sur les représentations politiques, sur la démocratie et sur les jeux d’influence qui peuvent s’exercer dans une campagne présidentielle et un mandat. Mais c’est aussi et avant tout un film sur la parole, sur le choix des maux et le poids des mots. Les débats d’opinions fusent et Johnson, au centre de l’échiquier, doit trancher, toujours, en faveur du plus convaincant. Dans SUR LE CHEMIN DE LA GUERRE, c’est la parole qu’il faut respecter.


Et si la politique inspire d’abord une rhétorique, elle amène également à une dynamique du langage. Dans PATH TO WAR, les mots sont des notes sur une partition ; ce scénario brillamment composé par Daniel Giat, aussi acéré qu’il se révèle d’une remarquable justesse. Une décennie de recherches, d’interviews, de consultations avec des historiens et d’anciens membres de l’administration Johnson, et voilà, Giat accouche d’un scénario-dossier, implacable, impitoyable, factuel et extrêmement rigoureux. A tel point que l’on pourrait croire en l’authenticité documentaire de toutes ces discussions et délibérations houleuses. Tout n’est que politique et bavardages lourds de conséquences dans ce dédale de bureaux, de décisions, de paperasses, de signatures, de mémos et de briefings. Et aussi intelligent soit-il, le scénario n’oublie pas cette part d’humanité, de fragilité et de nuance lorsqu’il s’agit de faire le portrait de ces hommes marionnettistes du pouvoir.


Giat choisit la linéarité, la chronologie, sans nous perdre dans une structure complexe, de flashbacks et de sauts temporels comme pouvait le faire Oliver Stone avec Nixon. Ici, ce sont les faits chronologiques qui décuplent la froide puissance de l’œuvre ; et c’est le parti-pris d’une chute, d’un déclin annoncé, d’un rise-and-fall, qui est au cœur de la narration. On creuse directement dans le vif du sujet, sans gras ni matière ajoutée. Frankenheimer cède moins souvent aux effets de style emphatiques que Stone ; et sa mise en scène se révèle ainsi plus précise, plus clinique, plus apte à faire émerger l’émotion au détour d’un cadre bien composé. Mais c’est avec la même force de frappe, le même poids des mots et des discours, que Frankenheimer nous entraine dans sa baraque blanche pleine de costards cravates et de pins « stars and stripes ».


Et là où SUR LE CHEMIN DE LA GUERRE passionne, c’est bien dans le portrait nuancé de ces « hommes du président ». Chaque personnage bénéficie d’une caractérisation suffisamment riche et complexe pour être mis face à ses contradictions, à ses doutes, à ses erreurs ou à son humanité. Et l’on peut compter sur ce casting – impérial – pour donner magistralement corps et vie à ces costumes et uniformes. Michael Gambon impose ainsi sa stature à LBJ et se révèle particulièrement brillant lorsqu’il s’agit de camper une personnalité double, entre solitude du pouvoir, perte de repères et parole sans langue de bois. C’est l’impuissance, au fond très humaine, de l’intériorité d’un homme au pouvoir (et ce parcours émotionnel complexe) que nous transmet Gambon dans son interprétation. Et à ses côtés, on peut aussi compter sur un formidable Alec Baldwin en Robert McNamara, sur le tout aussi incroyable Donald Sutherland en Clark Clifford et sur le non moins exceptionnel Bruce McGill en George Ball, seul conseiller qui s’oppose farouchement à l’engagement dans le conflit vietnamien.


Frankenheimer concentre quant à lui toute sa mise en scène autour d’une dynamique, celle de la caméra face à la circulation permanente de la parole. Cette parole qui circule, c’est aussi une parole active, une parole qui a des répercussions, qui amène à une action concrète : un mot, et ce sont des bombes qui sont larguées sur des villages à l’autre bout de monde ; une phrase et c’est une guerre qui est déclarée à un peuple étranger. La mise en scène brute et précise de Frankenheimer met brillamment en évidence ce processus décisionnel où ce qui sort de la bouche des uns influe sur les idées des autres. Dans cette logique, il fait un parfait usage de la profondeur de champ, des lignes de fuite et du positionnement des corps dans l’espace même du cadre ; toujours dans un fonctionnement hiérarchique, de rapports de force, de « dominos » et de chaines décisionnelles. On reconnaît là encore les motifs formels chers à Frankenheimer comme l’usage parfois extrême de la courte focale, de la contre-plongée voire même de la demi-bonnette ; des plans finement composés qui viennent toujours insister sur ces regards, sur ces jeux d’influence, sur ces informations qui contaminent les arrière-plans, sur cette parole qui circule, sur ceux qui l’écrivent et sur ceux qui la disent.


Frankenheimer cherche ainsi à montrer comment la parole ou le regard agit sur l’individu dans ces mises en tension entre plusieurs individualités, en opposition, en adéquation, en confrontation ou en réunion. Et il y a un certain plaisir à voir le film ne jamais se détourner des salles du pouvoir ; comme si le monde extérieur et la guerre lointaine n’étaient que des mots sur un papier officiel ou sur la carte d’une partie de Risk. Stratégie, logistique, statistiques ; tout ce qui se trame dans cet enchainement de réunions, c’est une déconnection avec la réalité : si l’obsession pour l’anticommunisme entraine des généraux vers des sommets d’absurdité (formidable Tom Skerritt en général Westmoreland, persuadé de pouvoir gagner la guerre alors même que chaque action annonce une défaite), c’est aussi une certaine méconnaissance du sujet qui mène vers des prises de décisions couteuses en vies. On reconnaît bien là l’ironie mordante de ce cher Frankenheimer. Dans cette dernière œuvre télévisuelle, le cinéaste renoue avec ses premiers émois, ses fameux thrillers politiques, entre complots et paranoïa, entre froideur et mécanique de précision.


Les champs, les contre-champs, les visages convaincus, les regards convaincants : toute la mise en scène semble vouloir isoler des individualités dans un processus collectif, des consciences personnelles dans un jeu qui les dépasse, celui de la gouvernance. Il faut voir ces visages qui souffrent sans pouvoir l’exprimer, ce McNamara conscient que la guerre qu’il a contribué à lancer ne se terminera qu’en défaite et ce Johnson désespéré de constater que ses beaux idéaux d’une « Great Society » (lutte contre la pauvreté, contre les injustices raciales, pour les droits civiques, pour l’éducation, etc.) ont disparu dans une guerre dans laquelle il n’a jamais cru. Johnson sombre, se consume et regarde, isolé de l’extérieur, les protestations montées à son égard : les informations télévisuelles ne le protègent pas, bien au contraire ; elles soulignent sa chute, accompagnent ses regrets et l’éviscèrent lorsque quelques slogans l’invectivent directement (« Hey, hey, LBJ ! How many kids did you kill today ? »).


Et face à une telle responsabilité, Johnson se contente de prendre les décisions et de signer, à la chaîne, ces lettres de condoléances aux familles des soldats morts « pour leur patrie ». Et parfois, il en appelle au fantôme de Kennedy, le blâme, le glorifie, questionne ce qu’il aurait pu faire dans une telle position présidentielle ; et si en fin de compte ses actions n’auraient pas aussi mené à ce bourbier vietnamien : même conseillers, même influence, même impatience d’en finir, même nécessité de conserver ce fameux « prestige » américain, mêmes actions qui se répètent au cours de l’Histoire (et oui, on pense aussi à Bush et à son bourbier en Irak). Frankenheimer ne cède jamais à la facilité dans ce portrait complexe. SUR LE CHEMIN DE LA GUERRE est une œuvre sur la désillusion qui accompagne toute présidence, sur ces situations indésirables qui s’imposent à tout chef d’état. Mais c’est aussi et surtout une œuvre qui déconstruit la mécanique décisionnelle en montrant que les idéaux finissent toujours par se perdre dans des concessions et qu’une décision peut parfois plonger un gouvernement dans un engrenage irréversible.


Des pas lourds résonnent alors dans les couloirs d’une aile à l’autre, d’un bureau officiel à une chambre où l’on ne trouve jamais le sommeil. C’est facile d’entamer une guerre mais c’est l’enfer d’en sortir ; SUR LE CHEMIN DE LA GUERRE en décompose le mouvement avec beaucoup de lucidité mais aussi une maitrise à toute épreuve. Dans une guerre, il n’y a pas de vainqueurs, il n’y a que des ruines. Johnson lui-même se transforme en ruine au fur et à mesure que ses prises de décisions l’acculent vers une issue inéluctable : perdu à la barre de son propre pays, il tente de se dédouaner, incapable de justifier ses décisions et ses choix de gouvernance. Et même s’il fut conseillé – pour ne pas dire (dés)orienté –, c’est bien à lui que revenait le pouvoir de décision. Face à cette perdition politique, la tragédie s’incarne tout entier dans un renoncement, dans le regard de ce président déçu de lui-même, au bord des larmes après une dernière allocution. Des oreilles attentives et des bouches convaincantes, c’est à peu près tout ce qui est au cœur de SUR LE CHEMIN DE LA GUERRE. Et c’est encore des paroles que l’on sème au vent ; et des décisions qui déchainent des tempêtes.


Critique à lire également sur Le Blog du Cinéma

blacktide
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes 2021 : après le pangolin, l'année du faquin et Les meilleurs films de John Frankenheimer

Créée

le 2 juin 2021

Critique lue 156 fois

9 j'aime

3 commentaires

blacktide

Écrit par

Critique lue 156 fois

9
3

D'autres avis sur Sur le chemin de la guerre

Sur le chemin de la guerre
Caine78
8

Critique de Sur le chemin de la guerre par Caine78

Jamais évident de passionner pour un sujet aussi complexe et ardu que la guerre du Viêt Nam. C'est ce que réussit avec brio John Frankenheimer pour sa dernière réalisation, téléfilm laissant la part...

le 12 avr. 2018

2 j'aime

Sur le chemin de la guerre
Jean-FrancoisS
9

Le Vietnam pour les nuls

Le dernier film de la carrière de John Frankenheimer aura donc été un téléfilm pour HBO. Mais quel film ! Il ne fait aucun doute que le cinéaste a bien analysé le "JFK" d'Oliver Stone et a appliqué...

le 20 avr. 2020

Du même critique

Mother!
blacktide
7

Le monde, la chair et le diable

Il est parfois difficile de connaître son propre ressenti sur une œuvre. Non que l’avis soit une notion subjective qui ne s’impose véritablement à nous même que par le biais des émotions, mais que ce...

le 21 sept. 2017

138 j'aime

14

Boulevard du crépuscule
blacktide
9

Les feux de la rampe

Sunset Boulevard est un monde à part, un monde où les rêves se brisent aussitôt qu’ils se concrétisent, un monde d’apparences transposant l’usine à gloire fantasmée en Gouffre aux chimères enténébré...

le 13 mars 2016

111 j'aime

16

Blade Runner 2049
blacktide
8

Skinners in the Rain

C’était un de ces jours. Oui, un de ces jours où les palpitations du cœur semblaient inhabituelles, extatiques et particulièrement rapprochées au vue d’une attente qui était sur le point de...

le 5 oct. 2017

90 j'aime

20