Foudroyé sur place par Le fils de Saul, Grand prix du jury à Cannes puis Golden Globe et Oscar du meilleur film étranger, j’attendais Sunset avec un intérêt non feint même si je pensais naïvement que l’histoire d’une jeune modiste à la poursuite de son passé dans le Budapest de 1913 serait à tous les coups moins dure qu’une odyssée absurde et épurée dans un camp de la mort.


Perdu. Nemes c’est le réalisateur qui veut te laisser KO sur ton siège à chaque film.


Notre héroïne jouée par Juli Jakab (figurante du Fils de Saul) s’appelle Írisz , un nom à propos, c’est par ces yeux que l’on découvre la ville au crépuscule de son âge d’or, Budapest elle-même étant d’assez loin le premier personnage de Sunset. Si le cinéaste hongrois reprend parfois ses long plans séquences signatures où l’on suivait Saul de dos lors de ses déambulations hallucinées, il adopte cependant ici la démarche exactement inverse. Dans Saul seul le personnage principal n’était pas flou, reflétant le cloisonnement mental dans lequel Saul se trouvait : il refusait de voir l’horreur autour de lui; ici les fonds sont nets, baignés d’un soleil éclatant,vivants, grouillants de toute une galerie de gueules d’antan dans une reconstitution minutieuse des derniers râles de l’empire austro-hongrois. Le flou n’apparaît qu’en cas de dangers, quand Írisz ne regarde plus le décorum splendide qui l’entoure. Une garden party dans une journée claire, les éclairages à la bougie, un vieux tramways ou une fenêtre poussiéreuse déclinent le regard de fer de notre héroïne dans sa quête trouble d’une vérité, sur les autres et elle-même, dont l’issue lui glisse perpétuellement entre les doigts. La caméra transmet avec une finesse rarement égalée l’état mental de son personnage, une démarche pas loin d’un texte de poète maudit, troquant profondeur contre clarté.


En plaçant son intrigue dans le milieu sophistiqué, carrément alien aujourd’hui, de la chapellerie de luxe, Nemes amplifie d’autant les zones d’ombres de son époque. D’une épaisseur littéraire, son cinéma érudit fait rapidement penser à Dostoïevski ou Joyce dans ce récit aux accent picaresque d’observation à la loupe des puissants et leurs mœurs cruelles, des couturières aspirant à une vie meilleure, des clubs mal famés de voyous anarchistes, des rues blindées de passants. Les non-dits partout, la violence qui éclot parfois, tous ces éléments se succédant comme les bruits secs de l’aiguille des secondes séparant ce cadre de la première guerre mondiale, la nuit qui viendra inéluctablement tout engloutir.


Sunset ne se contente pourtant pas de fasciner par sa forme minutieuse. En convoquant des archétypes, le thème du double, une ville labyrinthe avec son ou ses minotaures, pour les lâcher dans cette bohème noire, Sunset nous laisse avec le sentiment troublé de n’avoir pas saisi tout à fait son héroïne à laquelle la caméra se colle pourtant à chaque instant. La logique des premières scènes, la quête d’Írisz aux accents presque thriller, glisse vers un type de récit plus risqué et plus ambitieux, où l’on doute de ce que l’on voit, où l’on relie les points pour tenter de retenir une image fugace de ces situations qui se dissolvent vingt-quatre images à la fois. Un petit côté fight-club en costume d’époque s’attache à cette histoire et à ses nombreux tiroirs, aux angles coupants, prenant un malin plaisir à ne pas révéler tous ses secrets.


Portrait cruel des dernières flammes d’un monde disparu à travers les tribulations désenchantées de ses fantômes, Sunset a tout du film monde. Fasciné par l’Histoire, l’individuel racontant le collectif, et surtout par l’inconscient, peut-être même plus que dans Saul, Laszlo Nemes confirme son talent dans une oeuvre uppercut d’une beauté sidérante.

Cinématogrill
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le 19 mars 2019

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