La vision récente du deuxième film de Sarah Polley (Taking this Waltz), sorti directement en dvd en mai dernier [vive la France], me pousse malgré moi à écrire quelques mots de son troisième et dernier film, sorti lui en salles en mars : Stories We Tell. J’aurais dû en parler à l’époque, mais il est de ces films qui demandent du temps.

Quelques contextualisations s’imposent.

Sarah Polley.
Comme je l’avais déjà discrètement souligné, Sarah Polley pourrait être l’icône de ce que je nomme prétentieusement la cartographie parallèle du cinéma moderne. Au-delà de sa personnalité atypique, rebelle, engagée et insaisissable, sa carrière d’actrice l’a conduite à croiser à plusieurs reprises le chemin d’Atom Egoyan et d’Isabel Coixet (et dans une moindre importance celle de Kathryn Bigelow), deux auteurs tout aussi atypiques, aux mises en scènes fortes (charnelle et envoûtante pour le premier, sensible et musicale pour la seconde) et tous deux attachés aux détails de l’existence, à l’intime, aux corps et aux voix intérieures.
Non contente d’avoir brillé dans leurs œuvres les plus marquantes (De beaux lendemains, Ma vie sans moi), Sarah Polley a suivi leurs traces en s’imposant, en parallèle de sa carrière d’actrice, comme une réalisatrice inspirée, livrant des films d’une maturité étonnante, et qui portent ce sens du détail, de l’intime, de l’humain.
En 2006, Loin d’elle, une jolie histoire de vieux touchés par la maladie [allo Haneke tu regardes les films des autres des fois ?].
En 2011, Take this Waltz, une fausse comédie romantique, qui aurait aussi pu s’intituler « Loin d’elle », sur le trouble mélancolique d’une trentenaire.
Deux portraits de femmes troublées, perdues, belles, détestables et fragiles.

Stories We Tell.
Nouveau portrait de femme. D’une mère. Celle de Sarah.
Ah ? Inspirée d’une histoire vraie, donc ? Non. Enfin, si. Mais pas vraiment.
Comment dire.
Contextualisons.

Je pense (cf. Monsters, Zero Dark Thirty) que l’avenir du cinéma est dans le documentaire (= les outils du documentaire). Les artifices du cinéma traditionnels sont largement éculés et ne fonctionnent plus que par la volonté d’un public docile. Il faut (AMHA) rejeter (en partie) la fiction pour s’ancrer à nouveau dans le réel, revenir aux sources du récit, aux histoires inachevées qui vivent dans nos têtes et prennent formes devant nos yeux, aux réalités multiples qui s’entrecroisent chaque jour, à la vraie vie, à nos vrais mensonges, à nos mondes réels et virtuels.
Mike Figgis a montré la voie (TimeCode) : le cinéma doit retourner dans / fusionner avec le réel.
Bémol : ne pas sombrer dans la Nouvelle Vague et filmer le réel sans le filmer, sans rien raconter, juste en se la racontant. La frontière est mince. Je répète : fusionner. Prendre le réel, interroger nos perceptions, les déformer, leur appliquer des outils narratifs, visuels. Apprendre du documentaire (quel film de fiction dégage une force comparable à celle du documentaire La Vida Loca ? Aucun).
Je ne suis pas clair ? Je sais. Mais, ce n’est pas grave. Sarah Polley, elle, a compris.

Stories We Tell est un récit inclassable, mélangeant interview des proches de Sarah, reconstitutions de films familiaux avec des acteurs, reconstitutions de scènes familiales avec Sarah et ses proches, voix off de son père lisant ses mémoires, plans de son père lisant ses mémoires pour la voix off du film, plans de Sarah regardant son père lisant ses mémoires pour la voix off du film, etc. Les histoires se déroulent, se répondent. Sarah cherche l’écho de sa mère, morte alors qu’elle était encore gamine, emportant dans la tombe un lourd secret ; et même si ce secret prend forme, se dessine au travers des divers témoignages, des histoires, le souvenir de sa mère reste insaisissable, et Sarah de rester, loin, loin d’elle.

Sarah aurait pu faire un drame hollywoodien de son histoire personnelle (les ingrédients « pathos » sont là). À la place, elle décide de raconter son histoire, à sa façon, en laissant parler ses proches, sans jamais parler vraiment elle, laissant les images parler pour elle ; elle livre son histoire sans pudeur, sans nombrilisme. On l’accompagne tout au loin de son histoire, spectateur et confident.
Parenthèse : Je vois poindre l’idée que alors tout le monde peut raconter son histoire au cinéma ? Non. Il faut avoir appris à filmer, et il faut avoir compris comment raconter une histoire.
On pourrait aussi qualifier Stories We Tell d’auto-biographie-fictionnelle abusive et sans intérêt artistique. Ce serait oublier que toute œuvre d’art (film, livre, peinture, symphonie…) est un acte personnel où tout artiste se livre et contemple le reflet de sa propre existence. En se livrant, en faisant œuvre d’art, en poussant le cinéma vers la réalité et la réalité vers le cinéma, et en s’appuyant sur ce sens de l’intime propre à Isabel Coixet et Atom Egoyan, Sarah livre une œuvre (oui, une œuvre, affranchie de l’appellation de « film ») sincère, touchante, belle et imperceptible.
Autre parenthèse : Sur « l’universalité » du propos [fouettez les gens qui prononcent ce mot devant vous], à chacun de voir dans Stories We Tell les échos de ses propres histoires, comme dans toute œuvre d’art ; la seule universalité questionnée par Sarah est ce besoin des êtres humains de raconter des histoires, quels qu’en soient les moyens, le prix, le sacrifice.

Stories We Tell est glop-glop, comme on disait quand on était jeunes et idéalistes ; un tsunami artistique bouleversant ; c’est une porte ouverte au centre de la toile, une porte découpée au cutter, aux bords irréguliers mais bien visibles. Au spectateur de les franchir, ou pas ; de quitter les parcs d’attraction que sont devenus les salles de cinéma ; d’enjamber les poupées mortes (et leurs lunettes 3D) gisant dans les sièges de devant. La 3e dimension est derrière l’écran, pas devant.
Le cinéma est mort, mais il est vivant, ailleurs.

Merci Sarah.

A.K.
Arkady_Knight
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le 1 août 2013

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Arkady_Knight

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