Une partie non-négligeable du Requiem de Mozart n'a pas été écrite de ses propres mains, étant mort avant de pouvoir achever son œuvre ; œuvre que tout le monde admire, adule et adore, y compris moi. Oh bien entendu, le maître classique est à l'origine des plus beaux mouvements de cette incroyable messe des morts tel que le Dies Iræ. De la même manière que l'on attribue l'ensemble du Requiem à Mozart, il n'est pas rare que l'on accorde l'ensemble des produits Apple au génie qu'était Steve Jobs. Le fim ne raconte ni plus ni moins que ce questionnement sur les grands esprits et leur gloire ; que derrière un artiste se cache tant d'artisans, de techniciens, d'inventeurs, d'ingénieurs : au-delà du chef d'orchestre, se distinguent également les musiciens. En somme, le dernier film de Danny Boyle porte en lui la problématique de l'art telle qu'elle fut posée il y a déjà des milliers d'années, sachant que celle-ci n'est toujours pas résolue.



« L'Art avec un grand A n'existe pas, il n'y a que des artistes. »



Certes, cette citation de Gombrich semble légèrement modifiée, or j'aime sérieusement utiliser cette formule pour examiner toute œuvre artistique. Il ne me paraît pas inutile de l'employer pour comprendre les propos de Sorkin d'une part, et la mise en scène de Boyle d'autre part, qui par ailleurs, s'avère moins démonstratrice que lors de ses précédents long-métrages. Cela dit, si l'on compare Steve Jobs aux autres films du réalisateur anglais, celui-ci s'attache à une grande figure du numérique tandis que Boyle racontait plus les histoires d'un chien de bidonvilles, d'un amnésique ou d'un alpiniste pour ne reprendre que ses derniers films. Si Steve Jobs avait accordé plus d'importance aux antécédents familiaux de l'entrepreneur américain, en développant une sorte d'ascension fulgurante à la manière de Jamal Malik dans Slumdog Millionaire, le film aurait pu s'apparenter davantage aux héros de Boyle. Sans nier l'importance que revêt adoption de Steve Jobs dans ce film (on y fait plusieurs fois allusion et on y reviendra plus tard), l'intérêt de l'oeuvre se situe ailleurs. Ce qu'il y a de fascinant dans ce film, tout d'abord, c'est son explicitement dit, parce que le but de Sorkin et de Boyle n'est pas de cacher les enjeux du film avec une mise en scène trop généreuse (ce qui est généralement fait pour la plupart des biopics) et des dialogues trop réalistes (on accorde au biopic une certaine authenticité des faits réels). Dès le départ, Steve Jobs est une idée claire et limpide, aussi évidente que la vision de Jobs sur ce que doit être l'informatique et un ordinateur ; et cette idée rejoint notre problématique sur les artistes. Le constat le plus facile serait de dire que les artistes, en tous les cas les grands artistes, furent au début des génies incompris, des visionnaires qui dépassaient leur propre temps.


On n'aurait alors pas tort de l'affirmer : Steve Jobs disposait d'un temps d'avance par rapport aux autres. Dans le film, cela est clairement montré puisque c'est un film où tout se dit. Lors d'un dialogue, le pionnier de l'informatique interpelle son interlocuteur et en même temps le spectateur, et dit la chose suivante : « celui qui a dit que le client est roi, était lui-même un client … l'offre crée la demande. ». J'aurais éventuellement pu citer d'autres répliques finement écrites par Aaron Sorkin, or celle-ci exrpime non seulement la marginalité de Steve Jobs, mais aussi, d'une certaine façon, son isolement permanent. Ce qui demeure étonnant cependant, c'est que Steve Jobs a simplement tout de l'esprit cartésien, utilisant sans cesse le doute méthodique. Sauf qu'évoquer ceci, c'est rester dans le schéma classique du biopic sans prendre en compte les éléments extérieurs, les autres acteurs. La particularité du long-métrage de Danny Boyle, c'est d'analyser la carrière et la réussite de Steve Jobs comme le résultat de multiples collaborations conflictuelles et sûrement peu reconnues par l'entrepreneur lui-même et la plupart des spectateurs. Penser que l'on va regarder un film sur Steve Jobs par les yeux de ce dernier, voilà ce qui relève de la tromperie. Heureusement, le film révèle les zones d'ombre de cette ascension au cœur du numérique. Ainsi, il n'y a pas Apple sans Steve Wozniak parce qu'il n'y a pas les Beatles sans Ringo Starr, d'où la difficulté pour Steve Jobs de reconnaître toute une équipe pour le projet d'Apple II. Là est la difficulté de tous les artistes d'ailleurs. Après tout, Jobs aurait très bien pu afficher ces noms comme le souhaitait Wozniak et les raisons avancées par Jobs sont bien entendu illogiques : on sait pertinemment que le but était cacher tous ceux qui auraient pu ternir l'image de la personne la plus influente sur le marché de l'électronique.



Requiem pour les artistes :



Tout cela compose les problématiques de fond du film du réalisateur de Sunshine ou de Slumdog Millionnaire, mais avec un tel metteur en scène, en plus d'un excellent scénariste et d'un gigantesque acteur, le film soulève également des questions sur la forme. Comme vu précédemment, le film s'attache à la carrière des artistes au sens sociologique du terme mais il interroge aussi l'art dans la sphère cinématographique. Ce n'est pas que la mise en scène de Danny Boyle paraît plus effacée que pour ces précédents long-métrages, mais que celle-ci s'adapte aux propos du film. La mise en scène doit être au service d'un ensemble de variables que sont le scénario, la photographie, la musique, les acteurs, le son, le montage … bref, comprendre que tout seul, il n'y a pas de production artistique, y compris sans des producteurs derrière. En l’occurrence, les quelques tics du réalisateur anglais demeurent moins visibles : des angles de prises de vue décadrés par exemple. De plus, le réalisateur et son chef opérateur font évoluer leur mise en scène au profit du scénario d'Aaron Sorkin divisé en trois parties : pour chaque époque, le type de format est différent – on passe alors du 16 mm au digital en passant par le 35 mm. Pour le dire autrement, le film ne cesse de se questionner et de questionner le cinéma en tant qu'art qui évolue aussi vite que l'ère du numérique.


En outre, au fur et à mesure que le film avance, la composition de Daniel Pemberton se métamorphose pour mieux imprégner l'essence et l'esprit de l'époque dans laquelle nous nous situons, ainsi que des lieux où nous nous trouvons. La musique de ce jeune compositeur se manifeste comme l'une des meilleures bandes originales écrites pour un film depuis un certain moment. Déjà, le film renvoie directement à la musique par l'intermédiaire de multiples références allant du répertoire classique à Bob Dylan. Les années 1980 voient surtout l'essor de la musique contemporaine et minimaliste surtout avec des personnalités tels que Philip Glass évidemment, mais aussi Steve Reich et Terry Riley. Les premiers pas de la musique de Steve Jobs s'approchent davantage des travaux des deux derniers compositeurs cités avant de muer vers le modèle de Glass comme en témoigne la piste Revenge. C'est intelligent, vraiment. Parce que Reich et Riley se sont nettement effacés depuis les années 1980 à l'inverse d'un Philip Glass toujours aussi présent et influent. Or la bande originale n'évite pas la révolution de la musique électronique durant ces mêmes années et s'emploie à l'utiliser. Pemberton écrit même une petite œuvre symphonique à deux voix (soprano et basse), Circle of Machines. De fait, la musique épouse parfaitement la mise en scène de Danny Boyle et le scénario d'Aaron Sorkin puisque chaque morceau, presque, est caractérisé par un crescendo, reflétant en somme l'élévation de Steve Jobs mais aussi les tensions et les conflits qui ont construit ce symbole de l'informatique.


Venons-en à la dernière personne de cette partie et pas des moindres puisqu'il s'agit d'Aaron Sorkin. Il n'y a pas beaucoup de scénaristes qui peuvent s'arroger un certain prestige au niveau des cinéphiles et des sériephiles et ce n'est pas comme s'il avait écrit des centaines de scénarios. Si Steve Jobs n'est pas un biopic ordinaire, c'est parce qu'il s'attache moins à la personne de Jobs que de Sorkin en réalité. Le scénariste ne choisit pas Jobs par hasard, et pas uniquement car il avait déjà écrit un film sur un autre personnage de l'informatique, mais bien parce que Sorkin consacre une bonne partie de son scénario à la relation tendue entre un père et sa fille. Alors que Sorkin se voit remettre un prix lors d'une cérémonie américaine, il déclare ceci : « A ma fille, Roxy : je t'aime et tout ce que je fais, je le fais pour t'impressionner. ». Le parallèle entre ces dires et ceux de Jobs envers Lisa apparaît évident. Les personnages ne sont en rien invincibles et on note une certaine vulnérabilité dans leur incapacité à gérer des relations avec les autres – comme c'était le cas dans The Social Network. Pourtant, ses personnages disposent d'une arme assez infaillible : la parole et son éloquence. Personne ne parle comme les personnages de Sorkin ; personne ne se coupe la parole de cette manière, avec une telle régularité et une telle intelligence ; personne ne calcule autant ses mots que les héros dépeints par le scénariste américain.



Think different :



Je ne reviendrai pas sur la performance de Fassbender, autant dire que l'acteur s'adapte lui-aussi à la mise en scène, devenant de plus en plus Steve Jobs, un icône, un visage, une image. Cela est tout particulièrement observable pour le tout dernier plan du film, extrêmement symbolique. Mais la performance de Fassbender ne doit pas non plus cacher toutes les autres (là est tout l'enjeux du film) puisque tous les seconds rôles sont finalement très bien campés par les autres acteurs et actrices : que ce soit Kate Winslet, Seth Rogen ou Jeff Daniels. Il n'en reste pas moins que le film n'est pas exempt de défauts : la dernière scène, notamment, ne sonne pas comme la conclusion idéale, où tout semble trop facile. Pourtant, Steve Jobs s'impose comme une œuvre réfléchie, pensée et orchestrée, par conséquent, entièrement passionnante et dévorante. Le spectateur est directement happé par un montage astucieux : il faut aller plus vite que la pensée des spectateurs à la fois dans les dialogues et les césures. Le film est admirable, personne ne pourra le nier, sans qu'il ne parvienne à plaire à tout le monde ; il ne s'agit en aucun cas d'un consensus.


Jamais aucun biopic n'aura aussi bien porté son nom que Steve Jobs.

Nonore
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Les meilleurs films de 2016 et Les meilleurs films avec Michael Fassbender

Créée

le 18 févr. 2016

Critique lue 426 fois

10 j'aime

4 commentaires

Nonore

Écrit par

Critique lue 426 fois

10
4

D'autres avis sur Steve Jobs

Steve Jobs
guyness
6

Inspiré d'effets réels

Le vrai point commun de tous les scénarios d'Aaron Sorkin ne se situe pas forcément là où on le croit. Dans chacune de ses œuvres emblématiques, il n'est en effet nul besoin de s'intéresser à...

le 7 févr. 2016

65 j'aime

16

Steve Jobs
Velvetman
7

L'homme et la machine

Tout est une question de contrôle. Pour Aaron Sorkin, comme pour son personnage de Steve Jobs, le principal moteur de recherche est d’avoir la main mise sur un circuit fermé, une boucle qui se...

le 8 févr. 2016

59 j'aime

1

Steve Jobs
JimBo_Lebowski
6

Produit innovant à l’ergonomie discutable

Trois petites années après le Jobs de Joshua Michael Stern voilà donc le nouveau biopic consacré au célèbre co-fondateur d’Apple, le projet avait déjà fait couler beaucoup d’encre comme chacun sait...

le 4 févr. 2016

50 j'aime

2

Du même critique

Eyes Wide Shut
Nonore
10

« Qu'est ce qui fait de toi une exception ? »

De toute évidence, il n'y a rien qui peut différencier le couple de la rue à gauche de celui de la rue à droite, de celui dont les amants sortent à peine de la jeunesse à celui dont les amoureux...

le 1 sept. 2016

48 j'aime

12

Portrait de la jeune fille en feu
Nonore
8

Les couleurs des sentiments.

Dans une interview consacrée au magazine de cinéma Trois Couleurs, Céline Sciamma revient sur ses influences picturales, sur les peintres qui l’ont pleinement inspirée pour la conception graphique du...

le 27 sept. 2019

42 j'aime

7

Interstellar (OST)
Nonore
10

Orgue-asthme.

Cette critique se base essentiellement non pas sur l'album sorti avec 16 morceaux mais sur ce qu'ils ont appelé la Interstellar Illuminated Star Projection (en fait, il y a une lumière qui fait des...

le 24 oct. 2015

42 j'aime

13