Il y a quelque chose de suprêmement savoureux à se remémorer le contexte et les circonstances dans lesquels s’est opérée la genèse de Starship Troopers. À l’origine, un roman très controversé de Robert A. Heinlein ayant valu à son auteur, malgré le prestigieux Prix Hugo, de vives réactions de rejet de la part d’analystes n’y voyant qu’un pamphlet réactionnaire, manichéen, prônant la soumission systématique à l’autorité et affirmant l’inéluctabilité de l’état de guerre. Lorsque les studios Touchstone et Tristar s’engagent dans sa dispendieuse adaptation, peut-être espèrent-ils surfer sur la vague du succès d’Independence Day et de son panaméricanisme primaire. Difficile dès lors d’imaginer plus naïve et saugrenue l’idée de recourir à Paul Verhoeven pour diriger les opérations. Mars Attacks ! avait déjà offert un contre-champ facétieux au film d’Emmerich. Mais l’approche parodique et quelque peu attendrie de Tim Burton (qui a préféré le pastiche, plus évident et donc plus correct) est sans commune mesure avec l’ironie ravageuse du cinéaste néerlandais (optant pour l’imitation, plus ambigüe et donc plus gonflée). Tombé tout petit dans le chaudron de la provocation, jamais indisposé à brosser l’opinion à rebrousse-poil du politiquement correct, le réalisateur de Basic Instinct est incapable d’aborder un sujet sans en sortir un brûlot. Non seulement le bide cuisant de son précédent long-métrage (le formidable et incendiaire Showgirls) n’a pas émoussé le tranchant de son esprit acerbe, mais il semble l’avoir surmotivé dans son intention d’infiltrer la machinerie pour mieux la pervertir. Starship Troopers tient en effet du cheval de Troie : c’est une entreprise génialement retorse engloutissant les dizaines de millions de dollars qui lui ont été alloués à seule fin de détournement, qui inocule sa charge subversive dans l’imagerie consensuelle de la production majoritaire et renvoie le reflet grotesque de ce qui la diligente et la sous-tend. Bien sûr, l’auteur a subi l’attaque moralisatrice des critiques américaines, fondées sur le principe dogmatique d’une linéarité historique intouchable, chaque faute commise par l’humanité s’imposant en passé monstrueux que la bonne conscience se doit d’expectorer. Il est des conditionnels que l’on ne doit pas suggérer, au risque d’être crucifié comme grand blasphémateur de l’éthique victorieuse. On peut appeler cela pensée unique, consensus mou ou hypocrisie déculpabilisatrice. Mais il est salubre de s’interroger sur ce qui différencie la fascination ritualisée pour un ordre oppressif de l’interrogation qui en est faite à l’aune de son éventuel retour.


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L’avenir dans lequel le récit prend place obéit à la propreté idéale, énergique et oxygénée des sitcoms. Au sein de cette société aseptisée prônant la reproduction infinie du même, l’autre ne pouvant être qu’un concentré d’abjection visqueuse, tout baigne dans la discipline et la vertu, sous la coupe réglée d’une Fédération planétaire qui n’octroie le droit de vote qu’aux enrégimentés et entretient son hégémonie à coups de flashs télévisuels visant à l’endoctrinement des masses, fonctionnant sur des oppositions binaires et des messages volontairement parcellaires. Plus la moindre différence n’existe désormais entre Buenos Aires et New York, métaphore de la mondialisation des critères de pensée occidentaux. Ce n’est pas une dystopie ou une représentation futuriste de la réalité mais bien une authentique utopie fasciste. Toute la terre est livrée à la domination de jeunes gens aryanisés, échantillons des canons de beauté côte ouest qui sont autant de rutilants surhommes ultrabright, sains, sentimentaux et sportifs. Cet univers ressemble de très près à ce qu’aurait pu être un monde nazifié (telle longue veste de cuir portée par les officiers des renseignements étant, parmi d’autres, un signe sans équivoque). L’une des premières scènes montre des élèves tranquillement installés dans une salle de classe, la bouche ouverte, gobant avec admiration les arguments fracassants d’un enseignant qui leur explique sans ciller en quoi la démocratie est un échec. "23rd century dies", comme le rappelle significativement Zoe Poledouris (fille de), reprenant une chanson de David Bowie lors de la prom dance où les héros flirtent et se détendent avant de sceller leur dévotion patriotique à la nation. Après une sévère préparation à coups de fouet et de pompes dans l’arrière-train, aussi drastique et écervelante que celle de Full Metal Jacket, voilà nos valeureux pioupous envoyés au casse-pipe dans de médusantes et revanchardes offensives contre les bourdons lanceurs de plasma, les libellules vampires décapiteuses, les scarabées pachydermes aux jets d’acide, les arachnides aux mandibules tronçonneuses — antagonistes désignés dont le film prend soin de préciser qu’ils répondent d’abord à des provocations venues de la Terre. Et les boucheries des combats de laisser des centaines de cadavres en charpie sur l’autel d’un casus belli parfaitement absurde.


Le corps biologique de l’être humain est ainsi placé en première ligne au sein du corps d’armée afin de pouvoir prétendre un jour influer sur le corps politique — il se métamorphose en véritable chair à canon. Et c’est littéralement qu’il abandonne telle ou telle partie de son anatomie au grand Moloch affamé (on ne compte pas le nombre de personnages mutilés, amputés ou estropiés qui se voient offrir, en lot de consolation, des prothèses métalliques leur conférant des airs de cyborgs à l’humanité incertaine). En convoquant l’image du Léviathan telle que développée par Thomas Hobbes, cet être gigantesque composé de l’agrégat de l’ensemble des citoyens participants à la collectivité, Verhoeven dénonce avec une férocité goguenarde les dérives caractéristiques des systèmes fondés sur le culte de la force, de la jeunesse, de la violence et de la virilité (tant masculine que féminine). De la première à la dernière minute, le lisse Johnny Rico et ses amis agissent en étudiants, font la guerre comme ils jouent au football, traitent la réalité à la manière d’une simulation. L’université, le camp d’entraînement et le champ de bataille laissent ainsi voir une continuité parfaite. En présentant le degré de néant atteint par ces adolescents, Verhoeven renvoie le reflet de l'inanité de leurs désirs de norme. Tout instinct identificatoire est promptement désamorcé devant ces fantômes aux orbites vides devenus les producteurs-consommateurs de leur propre prolongement fictionnel. Le réalisateur griffe l'image manufacturée, la laboure pour en extirper la puissance intacte et faire émerger le feu critique couvant encore sous la glace de sa reproductibilité. La dérision est d’autant plus cinglante qu’elle se fonde sur des situations archétypales (la chambrée déconneuse, la gueulante de l’instructeur, la patrouille perdue, l'attaque westernienne du fort, le sauvetage périlleux), propres à activer chez une audience éprouvée l’ensemble des réflexes qui y sont d’ordinaire associés. À ce degré de malice sarcastique, l’injonction du cinéaste est claire : il convient de retourner sans cesse l’image comme un gant, de convertir le blanc en noir et le noir en blanc. Pour autant Verhoeven est loin de ne s'arrêter qu’à ce constat de la fermeture graduelle du circuit de représentation et, aguerri à tous les effets manipulateurs, analyse comment un conflit a été créé de toutes pièces pour répondre à l'absence préjudiciable d'ennemis crédibles. En filigrane de sa mise en scène se lisent la crise du Golfe (le débarquement des Marines s’effectue dans un désert rocailleux et inhospitalier qui évoque la géographie du Moyen-Orient), ses recettes de montée d’intensité et d’hystérisation, sa médiatisation qui l’apparente à un video game à usage domestique, dont la pyrotechnie virtuelle dissimule pudiquement l’horreur des faits. La rage qui anime le film provient de ce désir forcené de dévoiler ce qu'on avait caché, de cet alibi obscène donné à l’expansionnisme yankee, de cette indifférenciation (à l’instar du sort autrefois réservé aux Indiens) caractérisant les Irakiens confrontés aux sections zélatrices de la Pax Americana.


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Le jeu de massacre est narquois au point que Verhoeven soumette sa considérable maîtrise technique, son brio de conteur hors-pair à la logique jusqu’au-boutiste d’un impérialisme aveugle, et qu’il intègre avec une jubilante roublardise l’esprit viscéral d’une logistique militaire et cinématographique à couper le souffle. S’il atteint l’extravagante brutalité d’un propos visant à imaginer l’extase du fascisme, c’est parce qu’il y injecte la furia épique et le ton outrancièrement cocardier d’un emballement belliciste verrouillé sur sa propre ivresse, qu’il fait partager ici la ferveur d’une compagnie galvanisée par la harangue de l’ex-professeur devenu lieutenant, passant ses troupes en revue sous les notes martiales de Basil Poledouris, ou qu’il visualise là de goregantuesques affrontements entre les poilus de l’espace et les hordes d’insectes géants auxquelles de stupéfiantes perspectives (intarissables vagues grouillantes qui déferlent depuis l’horizon) et d’hallucinants effets spéciaux offrent une tangibilité organique. Afin de rendre compte de l’ignominie de cette idéologie, forcément gênante puisqu’elle place le spectateur face à ses responsabilités, sans remise en cause narrative, sans porte-voix pour la condamner explicitement, encore faut-il qu’elle soit ressentie. Le sexisme et le racisme ont beau avoir été gommés de la société dépeinte dans Starship Troopers, la ségrégation bat toujours son plein en externe. Elle a seulement muté en une aversion systématique pour les êtres appartenant à une espèce étrangère. Cette évolution est cohérente avec le discours pseudo-darwinien véhiculé par la propagande du pouvoir en place. Les Arachnides doivent être éliminés car leur métabolisme est fondamentalement différent. Si ces créatures sont bien la projection du "ça" humain, alors la boucle est bouclée : la haine d'autrui se révèle n'être en définitive qu'une haine de soi déguisée, travestie sous les traits d'un opposant que l'on s'efforce d'éradiquer pour éviter d’avoir à se pencher sur ses propres déséquilibres psychiques. La maladie mentale consiste à se fabriquer un adversaire afin de ne pas laisser la part raisonnable de la psyché faire le ménage dans son inconscient. Ainsi, que la Fédération l'emporte ou non, c'est une défaite qui se profile à l'horizon. Pour Verhoeven et pour le cinéma en revanche, cette danse d’exorcisme du danger totalitaire est un triomphe de culot radical, de panache décomplexé et d’intelligence persifleuse.


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le 2 juin 2019

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Thaddeus

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